mercredi 30 juillet 2014

" L’âge de l’ersatz " par William Morris ( 1894 )






La société de l’ersatz continuera à vous utiliser comme des machines, à vous alimenter comme des machines, à vous surveiller comme des machines, à vous faire trimer comme des machines ‑ et vous jettera au rebut, comme des machines, lorsque vous ne pourrez plus vous maintenir en état de marche. 







 De même que l’on nomme certaines périodes de l’histoire l’âge de la connaissance, l’âge de la chevalerie, l’âge de la foi, etc., ainsi pourrais‑je baptiser notre époque “ l’âge de l’ersatz ”. En d’autres temps, lorsque quelque chose leur était inaccessible, les gens s’en passaient et ne souffraient pas d’une frustration, ni même n’étaient conscients d’un manque quelconque. Aujourd’hui en revanche, l’abondance d’informations est telle que nous connaissons l’existence de toutes sortes d’objets qu’il nous faudrait mais que nous ne pouvons posséder et donc, peu disposés à en être purement et simplement privés, nous en acquérons l’ersatz. L’omniprésence des ersatz et, je le crains, le fait de s’en accommoder forment l’essence de ce que nous appelons civilisation. (…)



Je pense pouvoir conclure cet exposé par la description de l’inquiétant tableau que compose l’addition de tous ces ersatz, la vie civilisée n’étant plus qu’un ersatz en comparaison de ce que devrait être la vie sur Terre. Je commencerai par des exemples très terre à terre, par le sujet trivial, prosaïque, du boire et du manger. On y trouve donc des ersatz ? Que trop hélas ! Vous avez tous entendu parler de ce que l’on nomme le pain ; je soupçonne cependant que vous êtes fort peu nombreux à avoir jamais goûté la denrée véritable, quoique l’ersatz qui l’a supplantée depuis longtemps vous soit familier.



Dans ma jeunesse, c’est surtout à la campagne qu’on mangeait du pain digne de ce nom et il était rare d’en trouver en ville. Aujourd’hui, le pain préparé par les boulangers des villages est plus mauvais encore que celui des villes. Les gens des campagnes, du moins de celles que je connais, ont cessé de fabriquer leur propre pain. Ils l’achètent à la boulangerie locale, tandis qu’il y a encore trente ans, ils le cuisaient chez eux. Dans presque tous les vieux cottages du voisinage (dans les comtés d’Oxford, de Gloucester, etc.), on peut encore apercevoir au fond de la cheminée le petit four rond, désormais sans emploi. Vous vous dites peut‑être que les gens peuvent toujours faire leur pain s’ils le désirent. Eh bien, non. Car une bonne miche de pain nécessite une bonne farine, et l’on n’en trouve plus. L’idéal du meunier moderne (importé, j’imagine, d’Amérique, patrie de l’ersatz) semble être de réduire les riches grains de blé en une poudre blanche dont la particularité est de ressembler à de la craie, car il recherche avant tout la finesse et la blancheur, au détriment des qualités gustatives.

 Vous voyez donc qu’il est désormais pratiquement impossible de trouver du pain. Et cela, vous devez le comprendre, est un trait essentiel du processus d’édification de la société de l’ersatz : on impose à toute une population un ersatz quelconque, et en un laps de temps très court l’authentique, le produit d’origine, disparaît totalement.(…)

Il suffit de regarder autour de soi pour constater à quel point nous sommes comblés d’ersatz dans le domaine de l’habillement. Observez n’importe quelle foule moderne : qu’il s’agisse du va‑et‑vient habituel de la rue, des gens allant travailler ou se promenant, ou d’un rassemblement lié à la politique ou aux loisirs, la couleur ordinaire des vêtements est un brun charbonneux d’où surgissent quelques nuances criardes provenant toujours des accoutrements féminins. Allez savoir ce qui nous retient de porter de belles couleurs harmonieuses, si ce n’est la tyrannie de l’ersatz quotidien ! Quant à la forme de nos habits, elle est généralement si hideuse qu’un être arrivant d’une autre planète y verrait à coup sûr un signe de décadence. (…)

Je ne considère pas les distractions publiques comme un sujet frivole. Au contraire, je constate douloureusement que la qualité des pièces de théâtre est tombée bien bas et que nous sont imposés de déplorables ersatz qui requièrent le travail de gens honnêtes et souvent non dénués d’intelligence. Ce phénomène mérite de retenir notre attention car la majorité des citadins mène une vie si triste, leur travail est si mécanique et monotone, leurs moments de détente si vides de sens et si souvent écourtés par les heures supplémentaires qu’ils se satisfont de n’importe quel divertissement. (…)

Parallèlement à la production de tous ces ersatz, je dois admettre qu’il existe un type de marchandises qui ne sont pas falsifiées à la façon des ersatz ‑ du moins si l’on s’en tient à leur fabrication, sans considérer leur destination. Je dis un, mais il s’agit plutôt de deux types : d’une part, les engins qui détruisent les biens et massacrent les individus, pour lesquels on déploie une ingéniosité fantastique confinant au génie (ce qui, soit dit en passant, n’est peut‑être pas mauvais car la guerre, en devenant de plus en plus onéreuse, pourrait ainsi disparaître). Voilà un genre de produits élaborés avec soin, prévoyance et succès ; d’autre part, l’ensemble des machines-­outils nécessitées par la production marchande, gloire de notre siècle, et qui semblent aujourd’hui approcher graduellement de la perfection. Cependant, aussi merveilleux soient le talent et l’habileté prodigués pour leur fabrication et leur usage, leur finalité même n’est qu’un ersatz. A quoi ces ingénieuses machines si proches de la perfection sont elles ingénieusement destinées ? A la production d’ersatz, purement et simplement, à la production d’objets que personne n’aurait l’idée d’utiliser s’il n’y était contraint, et qui supplantent les biens authentiques dont nous userions si nous le pouvions. (…)

Il faudrait donc que la douce terre de nos aïeux soit, jusque dans les campagnes les plus reculées, métamorphosée en un ersatz ! Comprenez-moi bien : je ne pense pas seulement aux horreurs indescriptibles des régions industrielles qui ont défiguré notre pays mais aussi à la banalisation du paysage rural. Les causes en sont multiples : la culture intensive, le déboisement massif, la suppression des haies, la misère sordide aux alentours des fermes ; mais aussi le plaisir que semblent éprouver les autorités, en particulier celles qui sont responsables de la construction des écoles, à substituer la laideur à la beauté : les grilles métalliques et les fils de fer barbelés au lieu de murets ou de haies, les ardoises à la place des tuiles ou des lauzes, les plantations de mélèzes et d’épicéas là où devraient croître des chênes et autres arbres dignes de ce nom, et ainsi de suite : autant de manières de démentir notre sotte vantardise quant à notre prospérité et notre bon sens. (…)

Le nom du mal qui empoisonne le monde civilisé, c’est la pauvreté. La raison pour laquelle nous créons tous ces ersatz est que nous sommes trop pauvres pour vivre autrement. Nous sommes trop pauvres pour pouvoir jouir des prairies enchanteresses, des landes battues par les vents, au lieu de quoi nous subissons les déserts effroyables qui nous entourent ; trop pauvres pour habiter des villes rationnelles judicieusement organisées et de belles maisons conçues pour abriter les honnêtes gens ; trop pauvres pour empêcher que nos enfants grandissent dans l’ignorance ; trop pauvres pour démolir les prisons et les hospices et rebâtir à leur place des halles et des édifices publics pour l’agrément des citoyens ; trop pauvres surtout pour donner à chacun la chance d’exercer l’activité pour laquelle il a le plus de capacités et donc à laquelle il prendra le plus de plaisir. Que dis‑je ! Trop pauvres pour que règne la paix entre nous, pour en finir avec la guerre entre riches et pauvres, entre ceux qui possèdent tout et ceux à qui tout manque.(…)

Mes amis, un très grand nombre de gens sont employés à produire de pures et simples nuisances, comme le fil de fer barbelé, l’artillerie lourde, les enseignes et les panneaux publicitaires disposés le long des voies ferrées, qui défigurent les champs et les prés, etc. Hormis ce genre de nuisances, combien de travailleurs fabriquent des marchandises dont la seule utilité est de permettre aux gens riches de ‘dépenser leur argent’, comme on dit. Combien d’autres encore produisent les ersatz destinés à la classe ouvrière, si pauvre qu’elle ne peut s’offrir mieux ? Travail d’esclaves pour les esclaves du travail, comme je les ai souvent appelés. En résumé, de quelque manière qu’on la considère, notre industrie n’est que gaspillage car le système qui la gouverne permet tout juste à chacun de subsister, certains honnêtement mais misérablement, d’autres malhonnêtement et médiocrement, un point c’est tout.

En fin de compte, la raison d’être de l’industrie n’est pas de créer des biens mais des profits réservés aux privilégiés qui vivent du travail des autres ‑ quoi qu’il lui arrive incidemment de produire des choses utiles sans lesquelles tout s’arrêterait. Telle est la finalité de notre système commercial et gouvernemental et de sa splendide organisation du travail, si magnifique et si infaillible. Tentez de lui faire mettre sur pied quoi que ce soit d’autre, il s’écroulera immédiatement car il est fait pour cela, exclusivement.

J’affirme que le peuple tout entier ne sera jamais heureux sous un tel régime, qui fait de la vie un lamentable ersatz. Le peuple tout entier ne sera heureux que lorsqu’il œuvrera pour lui-même et reconstruira la société dans ce but. Ce sera alors la fin de l’âge de l’ersatz ; car, pourquoi travailler en dépit du bon sens lorsqu’il s’agira de satisfaire nos propres désirs ? Chacun sera alors solidaire de son voisin, tout en lui témoignant sa confiance. L’artisan seul connaît la complexité de sa tâche et peut juger de sa perfection. Il n’y a que lorsque le charpentier travaille pour le forgeron, le forgeron pour le laboureur, et ainsi de suite, que toute activité humaine alors empreinte d’amitié devient passionnante. Ainsi nous ne vivrons plus dans des camps séparés, armés les uns contre les autres, mais dans différents ateliers dont tous partageront les secrets.

Survient donc la vieille question : ‘Comment s’y prendre ?’ Chers amis, vous en savez long désormais sur le sujet, aussi je ne m’y attarderai pas, sans pour autant éluder le problème. La société de l’ersatz continuera à vous utiliser comme des machines, à vous alimenter comme des machines, à vous surveiller comme des machines, à vous faire trimer comme des machines ‑ et vous jettera au rebut, comme des machines, lorsque vous ne pourrez plus vous maintenir en état de marche. Vous devez donc riposter en exigeant d’être considérés comme des citoyens. (…)

Lorsque ce travail sera achevé, que le socialisme sera accepté, je pense que les moyens de le réaliser, en Angleterre du moins, seront à notre portée ; bientôt alors, nous découvrirons pratiquement que nous, les héritiers de toutes les époques passées, nous avions été frappés de pauvreté par une sorte de maléfice et non en raison de conditions immuables et naturelles. En d’autres termes, c’est par notre faute que nous menons cet ersatz de vie dont, sachons le, riches et pauvres pâtissent également ; les pauvres en souffrent au point d’en former comme une autre nation, de vivre dans un autre pays que celui des riches, qui ferait à ces derniers, si on les condamnait à y séjourner, l’effet d’une vaste prison gouvernée par la folie et la rapacité de cruels geôliers.



William Morris – L’âge de l’ersatz (1894) Conférence donnée le 18 novembre 1894, au New Islington Hall, dans le quartier populaire d‘Ancoats à Manchester.

http://infokiosques.net/lire.php?id_article=119

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