mercredi 27 février 2013

" Éloge de l'oisiveté " par Bertrand Russell ( 1932 )


Ainsi que la plupart des gens de ma génération, j’ai été élevé selon le principe que l’oisiveté est mère de tous vices. Comme j’étais un enfant pétris de vertu, je croyais tout ce qu’on me disait, et je me suis ainsi doté d’une conscience qui m’a contraint à peiner au travail toute ma vie. 




Cependant, si mes actions ont toujours été soumises à ma conscience, mes idées, en revanche, ont subi une révolution. En effet, j’en suis venu à penser que l’on travaille beaucoup trop de par le monde, que de voir dans le travail une vertu cause un tort immense, et qu’il importe à présent de faire valoir dans les pays industrialisés un point de vue qui diffère radicalement des préceptes traditionnels. ( ... )



Et d’abord, qu’est-ce que le travail ? Il existe deux types de travail : le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la terre, ou dans le sol même ; le second, à dire à quelqu’un d’autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé ; le second est agréable et très bien payé. Le second type de travail peut s’étendre de façon illimitée : il y a non seulement ceux qui donnent des ordres, mais aussi ceux qui donnent des conseils sur le genre d’ordres à donner. Normalement, deux sortes de conseils sont donnés simultanément par deux groupes organisés : c’est ce qu’on appelle la politique. Il n’est pas nécessaire pour accomplir ce type de travail de posséder des connaissances dans le domaine où l’on dispense des conseils : ce qu’il faut par contre, c’est maîtriser l’art de persuader par la parole et par l’écrit, c’est-à-dire l’art de la publicité. ( ... )

La technique moderne a permis de diminuer considérablement la somme de travail requise pour procurer à chacun les choses indispensables à la vie. La preuve en fut faite durant la guerre. Au cours de celle-ci, tous les hommes mobilisés sous les drapeaux, tous les hommes et toutes les femmes affectés soit à la production de munitions, soit encore à l’espionnage, à la propagande ou à un service administratif relié à la guerre, furent retirés des emplois productifs.
Malgré cela, le niveau de bien-être matériel de l’ensemble des travailleurs non-spécialisés côté des Alliés était plus élevé qu’il ne l’était auparavant ou qu’il ne l’a été depuis. La portée de ce fait fut occultée par des considérations financières : les emprunts donnèrent l’impression que le futur nourrissait le présent. Bien sûr, c’était là chose impossible : personne ne peut manger un pain qui n’existe pas encore. La guerre a démontré de façon concluante que l’organisation scientifique de la production permet de subvenir aux besoins des populations modernes en n’exploitant qu’une part minime de la capacité de travail du monde actuel. ( ... )

À l’Ouest, nous avons diverses manières de résoudre le problème. En l’absence de toute tentative de justice économique, une grande proportion du produit global va à une petite minorité de la population, laquelle compte beaucoup d’oisifs. Comme il n’existe pas de contrôle central de la production, nous produisons énormément de choses dont nous n’avons pas besoin. Nous maintenons une forte proportion de la main-d’oeuvre en chômage parce que nous pouvons nous passer d’elle en surchargeant de travail ceux qui restent. Quand toutes ces méthodes s’avèrent insuffisantes, nous faisons la guerre : nous employons ainsi un certain nombre de gens à fabriquer des explosifs et d’autres à les faire éclater, comme si nous étions des enfants venaient de découvrir les feux d’artifice. En combinant ces divers procédés, nous parvenons, non sans mal, à préserver l’idée que le travail manuel, long et pénible, est le lot inéluctable de l’homme du commun. ( ... )

On dira que, bien qu’il soit agréable d’avoir un peu de loisirs, s’ils ne devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leurs journées. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n’aurait pas été le cas. Autrefois, les gens étaient capables d’une gaieté et d’un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l’efficacité. L’homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu’aucune activité ne doit être une fin en soi.

Les plaisirs des populations urbaines sont devenus essentiellement passifs : aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio, etc.
Cela tient au fait que leurs énergies actives sont complètement accaparées par le travail ; si ces populations avaient davantage de loisir, elles recommenceraient à goûter des plaisirs auxquels elles prenaient jadis une part active.

Autrefois, il existait une classe oisive assez restreinte et une classe laborieuse plus considérable. La classe oisive bénéficiait d’avantages qui ne trouvaient aucun fondement dans la justice sociale, ce qui la rendait nécessairement despotique, limitait sa compassion, et l’amenait à inventer des théories qui pussent justifier ses privilèges. Ces caractéristiques flétrissaient quelque peu ses lauriers, mais, malgré ce handicap, c’est à elle que nous devons la quasi-totalité de ce que nous appelons la civilisation. Elle a cultivé les arts et découverts les sciences ; elle a écrit les livres, inventé les philosophies et affiné les rapports sociaux. Même la libération des opprimés a généralement reçu son impulsion d’en haut. Sans la classe oisive, l’humanité ne serait jamais sortie de la barbarie. ( ... )



Dans un monde où personne n’est contraint de travailler plus de quatre heures par jour, tous ceux qu’anime la curiosité scientifique pourront lui donner libre cours, et tous les peintres pourront peindre sans pour autant vivre dans la misère en dépit de leur talent. Les jeunes auteurs ne seront pas obligés de se faire de la réclame en écrivant des livres alimentaires à sensation, en vue d’acquérir l’indépendance financière que nécessitent les oeuvres monumentales qu’ils auront perdues le goût et la capacité de créer quand ils seront enfin libres de s’y consacrer.

 Ceux qui, dans leur vie professionnelle, se sont pris d’intérêt pour telle ou telle phase de l’économie ou du gouvernement, pourront développer leurs idées sans s’astreindre au détachement qui est de mise chez les universitaires, dont les travaux en économie paraissent souvent quelque peu décollés de la réalité. Les médecins auront le temps de se tenir au courant des progrès de la médecine, les enseignants ne devront pas se démener, exaspérés, pour enseigner par des méthodes routinières des choses qu’ils ont apprises dans leur jeunesse et qui, dans l’intervalle, ce sont peut-être révélés fausses.

Surtout, le bonheur et la joie de vivre prendront la place de la fatigue nerveuse, de la lassitude et de la dyspepsie. Il y aura assez de travail à accomplir pour rendre le loisir délicieux, mais pas assez pour conduire à l’épuisement. Comme les gens ne seront pas trop fatigués dans leur temps libre, ils ne réclameront pas pour seuls amusements ceux qui sont passifs et insipides. Il y en aura bien 1 % qui consacreront leur temps libre à des activités d’intérêt public, et, comme ils ne dépendront pas de ces travaux pour gagner leur vie, leur originalité ne sera pas entravée et ils ne seront pas obligés de se conformer aux critères établis par de vieux pontifes.

Toutefois, ce n’est pas seulement dans ces cas exceptionnels que se manifesteront les avantages du loisir. Les hommes et les femmes ordinaires, deviendront plus enclin à la bienveillance qu’à la persécution et à la suspicion. Le goût pour la guerre disparaîtra, en partie pour la raison susdite, mais aussi parce que celle-ci exigera de tous un travail long et acharné. 

La bonté est, de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galériens. Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous sommes montrés bien bête, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment.


Bertrand Russell


Éloge de l’oisiveté ( PDF )

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