dimanche 28 juillet 2013

" De la nature des choses " par Lucrèce ( premier siècle avant notre ère )



Au seuil de la science est assis ce principe :

Rien n’est sorti de rien. Rien n’est l’œuvre des dieux.



Longtemps dans la poussière, écrasée, asservie,
Sous la religion l’on vit ramper la vie ;
Horrible, secouant sa tête dans les cieux,
Planait sur les mortels l’épouvantail des dieux.

Un Grec, un homme vint, le premier dont l’audace
Ait regardé cette ombre et l’ait bravée en face ;
Le prestige des dieux, les foudres, le fracas
Des menaces d’en haut ne l’ébranlèrent pas.

L’obstacle exaspéra l’ardeur de son génie.
Fier de forcer l’accès de la sphère infinie,
Des portes du mystère il perça l’épaisseur,
Et, dépassant de loin par un élan vainqueur

Les murailles de flamme et les voûtes d’étoiles,
Sa pensée embrassa l’immensité sans voiles.
De son hardi voyage il nous a rapporté
La mesure et la loi de la fécondité,

Et quel cercle émané de leur intime essence
Des êtres à jamais circonscrit la puissance.
Il pose sur l’erreur son pied victorieux ;
La religion croule et nous égale aux dieux !

Peut-être on te dira que tu cours à l’abîme,
Que la science impie est le chemin du crime.
Eh ! qui plus enfanta d’atroces actions,
Plus de hideux forfaits, que les religions ? ( ... )


Au seuil de la science est assis ce principe :
Rien n’est sorti de rien. Rien n’est l’œuvre des dieux.

C’est à force de voir sur terre et dans les cieux
Des faits dont la raison cherche en vain l’origine,
Que nous plaçons en tout la volonté divine.

De là cette terreur qui nous accable. Eh bien !
Quand nous saurons que rien ne peut sortir de rien,
Nous verrons s’éclairer notre route, et les choses,
Sans miracle et sans dieux, nous révéler leurs causes. ( ... )



 Il est doux, quand les vents troublent au loin les ondes,
De contempler du bord sur les vagues profondes
Un naufrage imminent. Non que le cœur jaloux
Jouisse du malheur d’autrui ; mais il est doux


De voir ce que le sort nous épargne de peines.
Il est doux, en lieu sûr, de suivre dans les plaines
Les bataillons livrés aux chances des combats
Et les périls lointains qu’on ne partage pas.


Mais rien n’est aussi doux que d’établir sa vie
Sur les calmes hauteurs de la philosophie,
Dans l’impassible fort de la sérénité,
De voir par cent chemins l’errante humanité


Chercher, courir, lutter de force et de génie,
Consumer en labeurs la veille et l’insomnie,
Monter de brigue en brigue aux échelons derniers,
Et s’asseoir au sommet des choses, sous nos pieds ! ( ... )


À d’autres ces palais où l’opulence mêle
Aux nocturnes festins, au bruit des chœurs, au chant
Des cithares, l’éclat des vaisselles d’argent,
La splendeur des parois de bronze et d’or vêtues
Et les lampes en feu dans la main des statues !

Nous, sur le frais tapis d’une herbe épaisse, aux bords
D’un ruisseau, mollement nous étendons nos corps.
Qu’importe à nos loisirs la richesse des marbres,
Quand le printemps nous rit à travers les grands arbres
Et sur l’herbe répand la parure des fleurs ! ( ... )

Donc, à l’heure où l’amour accouple hommes et bêtes,
Lorsque Vénus conçoit, des âmes toutes prêtes,
Guettant l’endroit précis, lutteraient à l’entour
À qui doit la première entrer et voir le jour,

À moins que, pour mettre ordre à ce conflit stérile.
Un pacte n’ait d’avance admis la plus agile
À l’honneur d’essayer les moules corporels !
Non, faire voltiger sur le lit des mortels

Cet innombrable essaim d’immortelles émules,
C’est bien le plus bouffon des contes ridicules ! ( ... )

Ami, la mort n’est rien, dès que l’âme est mortelle.
De même qu’en ces jours où la grande querelle
Fit régner la terreur sous la voûte des cieux,
Quand des Carthaginois le choc tumultueux

Ébranla tout au loin sur la terre et sur l’onde,
Quand Rome put douter de l’empire du monde,
Nous n’avons pas souffert, nous qui n’existions point :
De même, après la mort, lorsque sera disjoint

Ce nœud d’âme et de chair où tout l’homme réside,
Rien n’atteindra nos sens, ou notre être, mot vide,
Car nous ne serons plus ! Rien : dût avec la mer
La terre se confondre et l’onde avec l’éther ! ( ... )

J’entre en des régions que nul pied n’a foulées,
Fier de boire vos eaux, sources inviolées,
Heureux de vous cueillir, fleurs vierges, qu’à mon front,
Je le sens, je le veux, les Muses suspendront,

Fleurs dont nul avant moi n’a couronné sa tête,
Digne prix des labeurs du sage et du poète
Qui, des religions brisant les derniers nœuds,
Sur tant de nuit épanche un jour si lumineux !

Et qui nous blâmera, si par la poésie,
Tout ce que nous touchons est frotté d’ambroisie ?
Je suis le médecin qui présente à l’enfant
Quelque breuvage amer, qu’il faut boire pourtant.

Les bords du vase enduits d’un miel qui les parfume
À cet âge léger dérobent l’amertume :
L’enfant est dupe et non victime : il boit sans peur,
Et dans le corps descend le suc réparateur,

Emportant avec lui les douleurs et les fièvres.
Le mensonge sauveur n’a trompé que les lèvres.
Ainsi je fais passer l’austère vérité,
Baume suspect à ceux qui ne l’ont pas goûté.

La foule, enfant qu’apaise une innocente ruse,
Cédant sans défiance au charme de la muse,
Sous le couvert du miel boira les sucs amers.
Ainsi puissé-je, ami, grâce à l’attrait des vers,
En toi de la Nature infuser la science
Et t’en faire sentir la salubre influence ! ( ... )


Si la terre et son ciel n’ont pas eu de naissance,
S’ils ont toujours été, d’où vient que les anciens,
Avant la Thébaïde et les malheurs troyens,
D’aucun fait dans leurs chants n’ont gardé la mémoire ?

Où s’en seraient allés tant d’exploits, dont l’histoire
Devait greffer la fleur sur son arbre éternel ?
Oui, notre monde est neuf ; le jour originel
Luit de bien prés encor sur son adolescence.
Que d’arts encore enfants sont en pleine croissance !

Que de progrès nouveaux aux choses de la mer !
La science des sons date à peine d’hier.
Cette Doctrine, enfin, est récemment éclose,
Et je suis le premier, le seul même, qui l’ose
Transplanter dans la langue et sur le sol romains. ( ... )


Lorsque l’homme apparut sur le sein de la terre,
Il était rude encor, rude comme sa mère ;
De plus solides os soutenaient son grand corps,
Et des muscles puissants en tendaient les ressorts.
Peu de chocs entamaient sa vigoureuse écorce ;

Le chaud, le froid, la faim, rien n’abattait sa force.
Des milliers de soleils l’ont vu, nu sous le ciel,
Errer à la façon des bêtes. Nul mortel
Ne connaissait le fer ; nul, de ses bras robustes,

Ne traçait de sillons et ne plantait d’arbustes.
Point de socs recourbés, alors ; point de ces faux
Qui des grands arbres vont trancher les vieux rameaux.
Les bienfaits de la terre et des cieux, les largesses
Du soleil, c’étaient là nos uniques richesses. ( ... )


Les rois sur les cités dressant des citadelles,
Refuges et remparts, taillèrent à chacun
Sa part dans le troupeau, son lot du champ commun,
D’après l’aspect du corps, la force et le courage ;

Car la force était tout, et beaucoup le visage.

L’or vint ensuite, l’or, qui de leur primauté
Sans peine dépouilla la force et la beauté :
Car les beaux et les forts, entraînés dans le nombre,
Font cortège au plus riche et marchent dans son ombre. ( ... )


Ce ne fut plus que lie et chaos, et délire
Des foules où chacun voulait sa part d’empire,
Dans le nombre il fallut choisir des magistrats,
Constituer des lois gardiennes des contrats ;
Las de languir sans fin dans le conflit des haines,
D’autant plus volontiers l’homme accepta ces chaînes ! ( ... )


La nuit, l’enfant ne voit que présages funèbres ;
Encor ne tremble-t-il qu’au milieu des ténèbres :
Nous, nous tremblons le jour. L’effroi qui nous poursuit
A-t-il donc plus de corps que ces terreurs de nuit ?
Sur ces ombres le jour épuise en vain ses flammes ;
La science peut seule éveiller dans les âmes,
À défaut du soleil, l’astre de la raison. ( ... )


wikisource.org 

On ne dispose sur la vie de Lucrèce d'aucune information fiable.
Ses contemporains l'ignorent ou se taisent sur son compte. ( ... )
Ovide écrit dans Les Amours : « Les poèmes du sublime Lucrèce ne périront que le jour où le monde entier sera détruit. ( ... )
Le poème est un exposé de la doctrine d'Épicure. C'est d'ailleurs essentiellement grâce à lui que nous connaissons sa pensée. Il ne reste en effet pratiquement rien de l'œuvre considérable d'Épicure. ( ... )
L'œuvre de Lucrèce a été préservée de justesse (deux manuscrits seulement datant du ixe siècle conservés aujourd'hui à Leyde et recopiés d'après les spécialistes à partir d'un même manuscrit remontant au ive ou ve siècle aujourd'hui perdu ), peut-être parce qu'il était poète. Le paradoxe est que Lucrèce a écrit un long poème tout entier consacré à l'exposition de la doctrine épicurienne alors que le maître, qui se méfiait de la poésie, en déconseillait la pratique à ses disciples.

 wikipedia.org 




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