jeudi 20 février 2014

" L’Art et la Révolution " par Richard Wagner ( 1849 )





Cet esclave est devenu maintenant l’axe fatal des destinées du monde. L’escIave, par sa simple existence d’esclave estimée nécessaire, a dévoilé la vanité et l’instablité de toute la beauté et de toute la force de l’humanisme particulariste des Grecs, et a démontré à tout jamais que la beauté et la force comme fondements de la vie sociale ne peuvent créer un bonheur durable que si elles appartiennent à tous les hommes.





Presque universellement aujourd’hui les artistes se plaignent des dommages que la Révolution leur porte. Ce n’est ni ce grand combat de rue, ni l’ébranlement brusque et violent de l’édifice social, ni le changement rapide de gouvernement qu’ils accusent, i’impression que d’aussi formidables événements, considérés en eux-mêmes, laissent à leur suite, est, toutes proportions gardées généralement, passagère et ne cause qu’un trouble peu durable : mais c’est le caractère particulièrement persistant des derniers ébranlements, qui affecte d’une façon si mortelle les modernes manifestations d’art. Les bases sur lesquelles reposaient jusqu’ici le gain, le commerce, larichesse sont maintenant menacées, et malgré le rétablissement du calme extérieur, malgré le retour complet de la physionomie de la vie sociale, un cuisant souci, une torturante angoisse ronge profondément le cœur de cette vie : la pusillanimité de l’esprit d’entreprise paralyse le crédit ; qui veut conserver sûrement renonce à un gain incertain, l’industrie languit, et l’Art n’a plus de quoi vivre. 

Il serait cruel de refuser une pitié humaine aux milliers d’êtres en proie à cette détresse. Il y a peu de temps encore, habituellement, l’artiste en vogue recevait de la classe aisée et insoucieuse de notre société fortunée un salaire d’or en prix de ses productions qui plaisaient, et pouvait prétendre également à la vie aisée et insoucieuse : aussi est-il dur pour lui de se voir aujourd’hui repoussé par des mains anxieusement fermées, et livré à la misère de la lutte pour le pain quotidien : il partage par là le sort du travailleur manuel, qui jadis pouvait occuper ses mains adroites à créer pour le riche mille commodités agréables, et doit maintenant les laisser oisives et les appuyer sur son ventre affamé. Il a donc le droit de se plaindre, car à celui qui souffre la nature a donné les larmes. (...)

Le Christianisme justifie une existence sans honneur, inutile, lamentable de l’homme sur terre, par le merveilleux amour de Dieu, qui n’a nullement créé l’homme — ainsi que le croyaient erronément les beaux Grecs — pour vivre sur la terre avec une joyeuse conscience de soi, mais l’a enfermé ici-bas dans un répugnant cachot pour lui préparer, en récompense de s’être imbibé là du mépris de lui-même, après la mort une éternité de la plus commode et de la plus inactive des splendeurs. 

L’homme pouvait donc, et même devait rester dans le plus profond état d’abaissement inhumain, il ne devait exercer aucune activité vitale, car cette vie maudite était l’empire du diable, c’est-à-dire des sens, et par toute activité dans cette vie il aurait travaillé au protit du diable : c’est pourquoi le malheureux qui s’emparait de la vie avec une force joyeuse devait souffrir après la mort l’éternelle torture de l’enfer. L’on n’exigeait de l’homme que la Foi, c’est-à-dire l’aveu de son dénûment et le renoncement à tout effort persouuel pour s’arracher à ce dénûment, dont seule la Grâce imméritée de Dieu devait le délivrer.

L’historien ne sait point avec certitude si telle a été également la pensée de ce pauvre fils de charpentier galiléen, qui à la vue de la misère de ses semblables s’écriait qu’il était venu sur la terre pour apporter non la paix mais le glaive, tonnait avec une indignation pleine d’amour contre ces pharisiens hypocrites qui flattaient lâchement la puissance romaine, et d’autant plus cruellement comprimaient et enchaînaient le peuple, prêchait enfin l’universel amour de l’homme, amour dont il n’aurait point certes pu croire capables ceux qui devaient se mépriser eux-mêmes. Le penseur distingue plus nettement l’énorme zèle avec lequel Paul, le pharisien merveilleusement converti, suivait d’une manière évidemment heureuse pour convertir les païens le précepte : « soyez prudents comme les serpents, etc. » ; il peut également éprouver le terrain historique, caractérisé par le plus profond et le plus général abaissement du genre humain civilisé, d’où la plante du dogme chrétien finalement achevé surgit fécondée. Mais ce que l’artiste probe reconnaît du premier coup d’œil, c’est que le christianisme n’était pas de l’art et ne pouvait en aucune manière donner naissance au véritable art vivant.  

Le Grec libre qui se plaçait au sommet de la nature pouvait, de la joie de l’homme intérieur, créer l’Art : le chrétien, qui rejetait également la nature et lui même, ne pouvait sacrifier à son dieu que sur l’autel du renoncement, il ne pouvait lui porter en don ce qu’il faisait, ce qu’il produisait, mais il croyait se le devoir rendre favorable en s’abstenant de toute création personnelle hardie. L’Art est la plus haute activité de l’homme physiquement bien développé, en harmonie avec lui-même et avec la nature; l’homme doit éprouver vis-à-vis du monde physique la plus haute joie, s’il veut en tirer l’instrument d’art ; car ce n’est que du monde physique seul qu’il peut prendre la volonté de faire œuvre d’art. Le Chrétien, s’il avait voulu réellement créer l’œuvre d’art correspondante à sa croyance, aurait au contraire dû dans l’essence de l’esprit abstrait, la grâce de Dieu, prendre la volonté et trouver l’instrument, — mais quel aurait pu être son but ? Ce ne pouvait être la beauté physique qui selon lui émanait du diable ! Et comment l’esprit aurait-il pu d’ailleurs produire quelque chose de perceptible aux sens ?

Toute subtilité de raisonnement est ici stérile ; les événements historiques montrent le plus clairement possible le résultat des deux mouvements opposés. Tandis que les Grecs pour leur édification se réunissaient dans l’amphithéâtre pendant quelques heures remplies d’impressions profondes, les Chrétiens s’enfermaient leur vie durant dans un cloître : là-bas c’était l’assemblée du peuple, ici l’Inquisition qui jugeait ; le développement de l’État conduisit là à une démocratie sincère, ici à un absolutisme hypocrite. (...)


Mais le pouvoir temporel eut aussi part à la renaissance des arts. Après de longues luttes, ayant affermi les bases de leur pouvoir, les princes, en possession de richesses sûres, sentirent s’éveiller en eux le désir de jouir de ces richesses avec plus de raffinement : pour ce faire, ils prirent à leur solde les arts empruntés aux Grecs : l’art « libre » était au service du grand seigneur, et, tout bien considéré, l’on ne saurait dire lequel était le plus hypocrite : Louis XIV, qui à son théâtre royal se faisait réciter d’habiles tirades contre les tyrans grecs, ou Corneille et Racine, qui, aux applaudissements de leur maître, mettaient dans la bouche de leurs héros de théâtre l’ardeur de liberté et la vertu politique de la Grèce et de la Rome anciennes.

Est-ce qu’un art réel et sincère pouvait donc exister là où il ne s’élevait pas de la vie comme l’expression d’une communauté libre, consciente d’elle-même, mais était au service de puissances opposées au libre développement de la communauté, et par conséquent devait être transplanté aibitraii ornent de contrées étrangères ? Certes non. Et cependant nous allons voir que l’Art, au lieu de se délivrer de maîtres quasi convenables comme l’étaient l’Église spirituelle et les princes instruits, se vendit corps et âme à une maîtresse bien pire : l’Industrie(...)


Voilà l’art, tel qu’il remplit à présent tout le monde civilisé ! Sa véritable essence est l’industrie, son but moral le gain, son prétexte esthétique la distraction des ennuyés. Du cœur de notre société moderne, du centre de son mouvement circulatoire, la spéculation en grand, notre art prend son suc nourricier ; il emprunte une grâce sans âme aux restes sans vie d’une convention chevaleresque moyenâgeuse, et daigne descendre de là, avec l’affectation de la charité chrétienne qui ne méprise pas même l’obole du pauvre, jusqu’aux profondeurs du prolétariat,— énervant, démoralisant, déshumanisant, en quelque endroit que le poison de sa sève se répande.

De semblables jugements sont bornés mais sincères ; ils montrent tout bonnement ce dont le spectateur s’occupe. Il y a également un grand nombre d’artistes en vogue qui ne contestent nullement qu’ils n’auraient d’autre ambition que de satisfaire ces spectateurs bornés. Très justement ils jugent ainsi : quand le prince, après un dîner laborieux, le banquier après d’énervantes spéculations, l’ouvrier après une fatigante journée de travail, arrivent au théâtre, ils veulent se reposer, se distraire, se divertir, et non point tendre leur esprit et s’exciter de nouveau. Cet argument est d’une vérité si frappante que nous n’avons à y opposer que ceci : pour atteindre le but proposé tous les moyens imaginables sont préférables à l’emploi de l’Art comme instrument et comme prétexte. Mais à cela on nous répond que, si l’on ne voulait pas employer l’Art de cette façon, l’Art cesserait d’exister et ne pourrait plus d’aucune manière être mis en contact avec la vie publique, — c’est-à-dire que l’artiste n’aurait plus de quoi vivre. En ce sens tout est lamentable, mais sincère, vrai et honnête : abaissement civilisé, imbécillité chrétienne moderne !

La révolution de février enleva à Paris aux théâtres la protection officielle, et beaucoup d’entre eux menacèrent de tomber. Après les journées de juillet, Cavaignac, chargé du maintien de l’ordre social existant, vint à leur secours et réclama aide pour conserver leur existence. Pourquoi ? Parce que la famine, le prolétariat seraient augmentés par la chute de théâtres. Voilà donc le seul intérêt que l’État prenne au théâtre ! Il voit en lui l’établissement industriel ; et accessoirement, aussi un dérivatif affaiblissant l’esprit, absorbant le mouvement, souverain contre l’agitation menaçante de l’intelligence humaine échauffée, qui, dans la plus profonde tristesse, couve les moyens par lesquels la nature humaine déshonorée reviendra à elle-même, fût-ce aux dépens de l’existence de nos institutions théâtrales si bien adaptées à leur but !

La déplorable influence du christianisme ici également n’est pas à méconnaître. En effet comme le christianisme plaçait le but de l’homme entièrement en dehors de son existence terrestre, et que ce but seul, le dieuabsolu, extrahumain, avait une valeur pour lui, la vie ne pouvait être l’objet des soucis de l’homme qu’en proportion de ses plus inéluctables nécessités ; car une fois qu’on avait reçu la vie, on était obligé de la conserver jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de nous délivrer de son fardeau : mais ses besoins ne pouvaient en aucune façon éveiller en nous l’envie de travailler avec amour la matière que nous devions employer pour les satisfaire ; seul le but abstrait de la stricte conservation de la vie pouvait justifier notre activité physique, et ainsi nous voyons avec horreur dans nos actuelles fabriques de coton l’esprit du christianisme directement réalisé : en faveur des riches Dieu est devenu l’Industrie, qui ne laisse vivre le pauvre ouvrier chrétien que jusqu’au moment où les célestes constellations commerciales amènent la bienheureuse nécessité de le congédier dans un monde meilleur. (...)


Cet esclave est devenu maintenant l’axe fatal des destinées du monde. L’escIave, par sa simple existence d’esclave estimée nécessaire, a dévoilé la vanité et l’instablité de toute la beauté et de toute la force de l’humanisme particulariste des Grecs, et a démontré à tout jamais que la beauté et la force comme fondements de la vie sociale ne peuvent créer un bonheur durable que si elles appartiennent à tous les hommes. (...)

Si l’histoire connaît une véritable utopie, un idéal réellement inaccessible, c’est bien le christianisme ; car elle a montré clairement et nettement, et montre encore chaque jour, que ses principes ne pouvaient être réalisés. Comment ces principes auraient-ils pu du reste devenir vraiment vivants, passer dans la vie réelle, puisqu’ils étaient dirigés contre la vie, qu’ils reniaient et maudissaient tout ce qui était vivant ? Le christianisme a un contenu purement spirituel, supra spirituel ; il prêche l’humilité, le renoncement, le mépris de toutes les choses terrestres, et dans l’ambiance de ce mépris — l’amour fraternel. Comment la réalisation de ces préceptes se maniteste-t-elle en pratique dans notre monde moderne, qui se prétend cependant chrétien et considère la religion chrétienne comme la base intangible ? Sous forme d’orgueil de l’hypocrisie, usure, vol des biens de la nature et dédain égoïste du prochain dans la soulfrance. D’où vient ce contraste brutal entre l’idée et la réalisation ? Du fait même que l’idée était maladive, qu’elle avait germé du relâchement et de l’affaiblissement momentanés de la nature humaine, et qu’elle péchait contre la vraie, la saine nature de l’homme. Mais cette nature a démontré combien elle est forte, combien inépuisable est sa fécondité productrice sans cesse renouvelée, et cela précisément sous la pression universelle de cette idée, qui, si elle s’était accomplie jusqu’en ses dernières conséquences, eût en vérité extirpé complètement l’homme de la terre, puisqu’elle comprenait l’abstinence de l’amour sexuel au nombre des plus hautes vertus. Mais vous voyez que malgré la toute puissante Église il y a une telle abondance d’hommes, que votre sagesse d’état christiano-économique ne sait que faire de cette abondance, que vous cherchez des moyens sociaux d’extermination pour vous en débarrasser, que vous seriez même vraiment heureux si l’homme avait été tué par le Christianisme, de telle sorte que l’unique Dieu abstrait de votre cher Moi pût seul encore avoir place en ce monde. (...)

Ses créations ne deviennent œuvres d’art que lorsque par la publicité, elles entrent dans la vie, et une œuvre d’art dramatique n’entre dans la vie que par le théâtre. Mais que sont aujourd’hui ces théâtres disposant des ressources de tous les arts ? Des entreprises industrielles, même là où ils reçoivent des dotations spéciales des états ou des princes : on en confie ordinairement la direction aux mêmes hommes qui hier dirigeaient une spéculation sur les blés, qui demain consacreront au commerce des sucres leurs connaissances sérieuses, à moins qu’ils n’aient acquis les connaissances nécessaires à la compréhension de la dignité du théâtre dans les mystères du service de chambellan ou de fonctions similaires. Aussi longtemps qu’on ne verra dans un théâtre qu’un moyen propre à la circulation de l’argent et capable de faire produire au capital de gros intérêts, ce qui semble naturel étant donné le caractère dominant de la vie sociale et l’obligation pour le directeur de se montrer spéculateur habile vis-à-vis du public, il est logiquement de toute évidence qu’on n’en peut confier la direction, c’est-à-dire l’exploitation, qu’à un homme rompu à ces sortes d’affaires ; car une direction vraiment artistique, une direction, par conséquent, conforme au but primitif du théâtre, serait en effet fort peu apte à atteindre le but actuel. — De là ressort à l’évidence pour tout esprit sagace, que si le théâtre doit retourner à sa noble destination naturelle, il faut absolument qu’il se délivre de la contrainte de la spéculation industrielle. (...)

Vous, mes frères souffrants de toutes les classes de la société humaine qui sentez une sourde colère couver en vous, quand vous aspirez à vous délivrer de l’esclavage de l’argent pour devenir des hommes libres, comprenez bien notre tâche, et aidez-nous à élever l’Art à sa dignité, afin que nous puissions vous montrer, comment vous élèverez le métier à la hauteur de l’Art, le serf de l’industrie au rang de l’homme beau, conscient de lui-même, qui, avec le sourire de l’initié, peut dire à la nature, au soleil et aux étoiles, à la mort et à l’éternité : vous aussi vous êtes miens, et je suis votre maître ! (...)



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