samedi 24 mai 2014

" Quinze jours dans le désert " par Alexis de Tocqueville (1831)





Où trouver dans un cadre plus étroit, un plus complet tableau des misères de notre nature?

 Il y manque cependant encore un trait.


Les lignes profondes que la naissance et l'opinion ont tracées entre la destinée de ces hommes, ne cessent point avec la vie, mais s'étendent au delà du tombeau. Six religions ou sectes diverses se partagent la foi de cette société naissante.



Une des choses qui piquaient le plus vivement notre curiosité en venant en Amérique, c'était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les blancs appellent les délices de la vie sociale. Mais il est plus difficile qu'on ne croit de rencontrer aujourd'hui le désert. À partir de New York et à mesure que nous avancions vers le nord-ouest, le but de notre voyage semblait fuir devant nous. Nous parcourions des lieux célèbres dans l'histoire des Indiens; nous rencontrions des vallées qu'ils ont nommées; nous traversions des fleuves qui portent encore le nom de leurs tribus mais partout, la hutte du sauvage avait fait place à la maison de l'homme civilisé. Les bois étaient tombés, la solitude prenait une vie.


Cependant nous semblions marcher sur les traces des indigènes. Il y a dix ans, nous disait-on, ils étaient ici; là, cinq ans; là, deux ans. Au lieu où vous voyez la plus belle église du village, nous racontait celui-ci, j'ai abattu le premier arbre de la forêt. Ici, nous racontait un autre, se tenait le grand conseil de la Confédération des Iroquois. - Et que sont devenus les Indiens, disais-je ? - Les Indiens, reprenait notre hôte, ils ont été je ne sais trop où, par delà les Grands Lacs. C'est une race qui s'éteint ; ils ne sont pas faits pour la civilisation: elle les tué. ( ... )


Au milieu de cette société si policée, si prude, si pédante de moralité et de vertu, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d'égoïsme froid et implacable lorsqu'il s'agit des indigènes de l'Amérique. Les habitants des États-Unis ne chassent pas les Indiens à cor et à cri ainsi que faisaient les Espagnols du Mexique.


Mais c'est le même sentiment impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne.


Combien de fois dans le cours de nos voyages n'avons-nous pas rencontré d'honnêtes citadins qui nous disaient le, soir, tranquillement assis au coin de leur foyer: Chaque jour le nombre des Indiens va décroissant. Ce n'est pas cependant que nous leur fassions souvent la guerre, mais l'eau-de-vie que nous leur vendons à bas prix en enlève tous les ans plus que ne pourraient faire nos armes. Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils, Dieu, en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses.


Satisfait de son raisonnement, l'Américain s'en va au temple où il entend un ministre de l'Évangile lui répéter que les hommes sont frères et que l’être éternel qui les a tous faits sur le même modèle, leur a donné à tous le devoir de se secourir. ( ... )


 

Mettre la main sur nos fusils, nous retourner et nous placer dans le chemin en face de l'Indien fut l'affaire d'un moment. Il s'arrêta de même. Nous nous tînmes pendant une demi-minute en silence. Sa figure présentait tous les traits caractéristiques qui distinguent la race indienne de toutes les autres. Dans ses yeux parfaitement noirs brillait ce feu sauvage qui anime encore le regard du métis et ne se perd qu'à la deuxième ou troisième génération de sang blanc. Son nez était arqué par le milieu, légèrement écrasé par le bout, les pommettes de ses joues très élevées et sa bouche fortement fendue laissait voir deux rangées de dents étincelantes de blancheur qui témoignaient assez que le sauvage plus propre que son voisin l'Américain ne passait pas sa journée à mâcher des feuilles de tabac. J'ai dit qu'au moment où nous nous étions retournés en mettant la main sur nos armes, l'Indien s'était arrêté. Il subit l'examen rapide que nous fîmes de sa personne avec une impassibilité absolue, un regard ferme et immobile. Comme il vit que nous n'avions de notre côté aucun sentiment hostile, il se mit à sourire; probablement il s'apercevait qu'il nous avait alarmés. C'est la première fois que je pus observer à quel point l'expression de la gaieté change complètement la physionomie de ces hommes sauvages. J'ai eu cent fois depuis l'occasion de faire la même remarque. Un Indien sérieux et un Indien qui sourit, ce sont deux hommes entièrement différents. Il règne dans l'immobilité du premier une majesté sauvage qui imprime un sentiment involontaire de terreur. Ce même homme vient-il à sourire, sa figure entière prend une expression de naïveté et de bienveillance qui lui donne un charme réel. ( ... )


Craindre les Indiens! j'aime mieux vivre au milieu d'eux que dans la société des blancs. Non! non! je ne crains pas les Indiens. Ils valent mieux que nous, à moins que nous ne les ayons abrutis par nos liqueurs, les pauvres créatures! » Nous montrâmes alors à notre nouvelle connaissance l'homme qui nous suivait si obstinément et qui alors s'était arrêté à quelques pas et restait aussi immobile qu'un terme. « C'est un Chippeway, dit-il, ou comme les Français l'appellent, un Sauteur. Je gage qu'il revient du Canada où il a reçu les présents annuels des Anglais. Sa famille ne doit pas être loin d'ici. » Ayant ainsi parlé, l'Américain fit signe à l'Indien de s'approcher et commença à lui parler dans sa langue avec une extrême facilité. C'était chose remarquable à voir que le plaisir que ces deux hommes de naissance et de moeurs si différentes trouvaient à échanger entre eux leurs idées. La conversation roulait évidemment sur le mérite respectif de leurs armes. Le blanc, après avoir examiné très attentivement le fusil du sauvage: « Voilà une belle carabine, dit-il, les Anglais la lui ont donnée sans doute pour s'en servir contre nous et il ne manquera pas de le faire à la première guerre. C'est ainsi que les Indiens attirent sur leur tête tous les malheurs qui les accablent. Mais ils n'en savent pas plus long, les pauvres gens. - Les Indiens se servent-ils avec habileté de ces longs et lourds fusils? - Il n'y a pas de tireurs comme les Indiens, reprit vivement notre nouvel ami avec l'accent de la plus grande admiration. ( ... )



Là en effet l'échelle était renversée; plongé dans une obscurité profonde, réduit à ses propres forces, l'homme civilisé marchait en aveugle, incapable, non seulement de se guider dans le labyrinthe qu'il parcourait, mais même d'y trouver les moyens de soutenir sa vie. C'est au milieu des mêmes difficultés que triomphait le sauvage; pour lui la forêt n'avait point de voile, il s'y trouvait comme dans sa patrie; il y marchait la tête haute guidé par un instinct plus sûr que la boussole du navigateur. Au sommet des plus grands arbres, sous les feuillages les plus épais, son oeil découvrait la proie près de laquelle l'Européen eût passé et repassé cent fois en vain. De temps en temps nos Indiens s'arrêtaient; ils mettaient le doigt sur leurs lèvres pour nous indiquer d'agir en silence et nous faisaient signe de descendre de cheval. Guidés par eux nous parvenions jusqu'en un endroit où l'on pouvait apercevoir le gibier. C'était un spectacle singulier à voir que le sourire méprisant avec lequel ils nous guidaient par la main comme des enfants et nous amenaient enfin près de l'objet qu'eux-mêmes apercevaient depuis longtemps. À mesure cependant que nous avancions, les dernières traces de l'homme s'effaçaient. Bientôt tout cessa même d'annoncer la présence du sauvage et nous eûmes devant nous le spectacle après lequel nous courions depuis si longtemps, l'intérieur d'une forêt vierge. ( ... )




Ainsi donc dans ce coin de terre ignoré du monde la main de Dieu avait déjà jeté les semences de nations diverses; déjà plusieurs races différentes, plusieurs peuples distincts se trouvent ici en présence.


Quelques membres exilés de la grande famille humaine se sont rencontrés dans l'immensité des bois, leurs besoins sont communs; ils ont à lutter ensemble contre les bêtes de la forêt, la faim, l'inclémence des saisons. Ils sont trente à peine au milieu d'un désert où tout se refuse à leurs efforts, et ils ne jettent les uns sur les autres que des regards de haine et de soupçon. La couleur de la peau, la pauvreté ou l'aisance, l'ignorance ou les lumières ont déjà établi parmi eux des classifications indestructibles ; des préjugés nationaux, des préjugés d'éducation et de naissance les divisent et les isolent.


Où trouver dans un cadre plus étroit, un plus complet tableau des misères de notre nature? Il y manque cependant encore un trait.


Les lignes profondes que la naissance et l'opinion ont tracées entre la destinée de ces hommes, ne cessent point avec la vie, mais s'étendent au delà du tombeau. Six religions ou sectes diverses se partagent la foi de cette société naissante.



Le catholicisme avec son immobilité formidable, ses dogmes absolus, ses terribles anathèmes et ses immenses récompenses, l'anarchie religieuse de la Réforme, l'antique paganisme trouvent ici leurs représentants. On y adore déjà en six manières différentes l'Être unique et éternel qui a créé tous les hommes à son image. On s'y dispute avec ardeur le ciel que chacun prétend exclusivement son héritage, bien plus, au milieu des misères de la solitude et des maux du présent, l'imagination humaine s'y épuise encore à enfanter pour l'avenir d'inexprimables douleurs. Le luthérien condamne au feu éternel le calviniste, le calviniste l'unitaire et le catholique les enveloppe tous dans une réprobation commune.


Plus tolérant dans sa foi grossière, l'Indien se borne à exiler son frère d'Europe des campagnes heureuses qu'il se réserve. Pour lui, fidèle aux traditions confuses que lui ont léguées ses pères, il se console aisément des maux de la vie et meurt tranquille en rêvant aux forêts toujours vertes que n'ébranlera jamais la hache du pionnier, et où le daim et le castor viendront s'offrir à ses coups durant les jours sans nombre de l'éternité.



Après déjeuner nous allâmes voir le plus riche propriétaire du village, M. Williams. Nous le trouvâmes dans sa boutique occupé à vendre à des Indiens une multitude d'objets de peu de valeur tels que couteaux, colliers de verre, pendants d'oreilles. C'était pitié de voir comme ces malheureux étaient traités par leurs frères civilisés d'Europe. Du reste tous ceux que nous vîmes là rendaient une justice éclatante aux sauvages. Ils étaient bons, inoffensifs, mille fois moins enclins au vol que le blanc. C'était dommage seulement qu'ils commençassent à s'éclairer sur le prix des choses. Et pourquoi cela, s'il vous plaît ? Parce que les bénéfices dans le commerce qu'on faisait avec eux devenaient tous les jours moins considérables. Apercevez-vous ici la supériorité de l'homme civilisé? L'Indien aurait dit dans sa simplicité grossière, qu'il trouvait tous les jours plus de difficultés à tromper son voisin. Mais le blanc découvre dans le perfectionnement du langage une nuance heureuse qui exprime la chose et sauve la honte.





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