dimanche 24 septembre 2017

" Prémices d’une nouvelle barbarie "par Erwin Chargaff ( 1981 )





J’appartiens encore à la génération « patiente », celle qui observait, contemplait la nature. Les scientifiques qui sont mes prédécesseurs voulaient « savoir sans faire », tandis que maintenant nos sciences modernes veulent « faire sans savoir ». Les scientifiques d’aujourd’hui ne s’intéressent pas à la contemplation attentive de la réalité, mais à son changement. C’est une rupture, une intervention vraiment révo­lutionnaire qui a pris place dans les rapports entre la science et la nature… 



La science et la technologie scientifique sont des entités différentes. En tout cas les grands scientifiques ont toujours utilisé leur imagination plutôt que leurs connaissances. Le savoir est technique : il y a les méthodes, les procédés, qui peuvent à coup sûr être améliorés mais on ne peut pas vraiment prophétiser le développement scientifique proprement dit. Les innovations sont des « catastrophes » imprévisibles. Je ne crois pas qu’il y ait eu une seule révolution dans les sciences naturelles de mon vivant. Le xxe siècle n’a commencé qu’en 1914-1918. La Première Guerre mondiale a marqué le commencement des temps nouveaux, après une période fort désagréable, quoi qu’on en dise sur la « Belle Epoque ». Auparavant, les sciences humaines, les sciences historiques, les sciences naturelles étaient l’affaire des individus. Entre les deux guerres, je travaillais en Allemagne, en Amérique et parfois en France à l’Institut Pasteur. Il y avait des individus — quelques-uns assez fantaisistes, mais doués, d’autres plutôt médiocres, limités, bornés — mais chacun poursuivait ses travaux, était responsable de ses découvertes d’une manière qui a tout à fait disparu aujourd’hui. Le tournant a été pris lors de l’avènement des Etats-Unis dans les années qui ont précédé et suivi la Deuxième Guerre mondiale, sur la scène scientifique. Cette dernière a beaucoup changé du fait de l’Amérique qui est intervenue massivement, brutalement dans la technologie, les sciences et dans tout enfin, au nom de l’efficacité sociale. ( ... )

 Je ne crois pas que l’homme ait changé fondamentalement depuis son homologue du Neandertal. Par contre, il est modifié et soumis à des pressions nouvelles créées par la révolution industrielle, le progrès technologique et singulièrement l’automobile. Permettez-moi de penser que nombre de nos contemporains consacrent l’essentiel de leur vie aux déplacements. Ils vibrionnent, vont et viennent sans arrêt, et tout cela pour rien, ou pour peu de chose. Ce besoin est récent si l’on songe que Napoléon ne voyageait pas plus rapidement que Jules César.
Si j’étais catholique, je penserais que le Diable a bel et bien pris la direction de ce monde. Avec la civilisation urbaine de plus en plus démente, je ne vois pas comment l’homme du XXIe siècle pourrait être plus heureux que maintenant. ( ... )

Je crois que les sciences souffriront d’une pénurie que nous ne pouvons pas encore prévoir mais il y aura certaine­ment moins d’énergie, donc moins de production et par consé­quent moins d’argent. J’ai la vision d’une nouvelle période qui ressemblera aux grandes migrations décrites par Claudien et les écrivains des ive et Ve siècles. Je vois les prémices d’une nouvelle barbarie. Ainsi la capacité de s’exprimer, qui est une caractéristi­que de l’homme, s’abaisse considérablement tant en Amérique qu’en France. Il suffit de comparer la production littéraire de la France, il y a trente ans et aujourd’hui, pour en être conscient. Mais encore une fois ce n’est pas tant l’homme qui change mais les conditions dans lesquelles il vit. Nous subissons déjà la crise de l’énergie, la crise industrielle et nous vivons sous la menace de la bombe atomique qui un jour explosera. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire, d’une arme nouvelle qui soit restée inutilisée, sauf peut-être par erreur.
Ce contexte est naturellement la cause de cette dépression si répandue dans notre entourage. Il y a eu dans le passé, de Gengis Khan à Hitler, des menaces terribles pour l’humanité, mais jamais le sentiment que la fin de l’espèce, l’anéantissement global de l’humanité est possible, n’a été vécu avec autant d’intensité. ( ... )

Il y a probablement une limite qu’on n’aurait pas dû franchir, transgresser et qui est marquée par les « deux noyaux ». L’un est le noyau atomique, l’autre le noyau cellulaire. On pourrait dire que l’atomisme grec, l’atomisme présocratique, de Démocrite, de Lucrèce et d’Héraclite marquaient une limite pour l’intelligence humaine. Ces limites ont été transgressées à mon époque, à partir de la Seconde Guerre mondiale d’une part par la scission du noyau atomique, et de l’autre, par celle du noyau cellulaire. J’appartiens encore à la génération « patiente », celle qui observait, contemplait la nature. Les scientifiques qui sont mes prédécesseurs voulaient « savoir sans faire », tandis que maintenant nos sciences modernes veulent « faire sans savoir ». Les scientifiques d’aujourd’hui ne s’intéressent pas à la contemplation attentive de la réalité, mais à son changement. C’est une rupture, une intervention vraiment révo­lutionnaire qui a pris place dans les rapports entre la science et la nature… ( ... )

Notre temps transgresse toutes les morales, tous les décalogues de l’humanité. C’est une nouvelle barbarie qui s’appellera demain « nouvelle culture ». Nous vivons déjà ce temps-là. Les mots ont été si pervertis qu’on appelle aujourd’hui morale ce qu’on aurait qualifié d’absence de morale il y a cinquante ans. Naturellement le nazisme en a été une expression primitive, brutale, absurde, mais c’était une première ébauche de la soi-disant morale scientifique ou préscientifique qu’on nous prépare pour le radieux avenir qui nous attend. ( ... )

Je me demande si une société de pénurie n'est pas plus porteuse d'avenir qu'une société d'abondance et même de surabondance qui épuise ses ressources. J’entrevois à l’avenir, non seulement la nouvelle barbarie dont je vous parlais à l’instant, mais l’épuisement matériel et intellectuel des Occiden­taux. Nous vivons le temps de la déchéance. Naturellement de ces cendres renaîtra peut-être un phénix, mais on doit être beaucoup plus croyant que je ne le suis, pour l’espérer. Si vous prenez l’Europe, celle-ci est tout à fait exsangue, fatiguée, épuisée. En France, tout comme en Allemagne Fédérale, la seule valeur qui reste est le cynisme. Les pays de l’Est sont plutôt rétrogrades et pour cette raison, j’ai plus d’espoir pour eux. Des quelques séjours que j’ai faits en U.R.S.S. et en République Démocratique Allemande, je me souviens des individus et pas tellement de l’ambiance policière, du régime. L’Etat, le Système Politique, tout cela est abominable bien entendu, mais les femmes et les hommes que j’ai rencontrés m’ont paru plus vivants, plus ouverts… ( ... )

 Ils sont plus pauvres, mais sont-ils vraiment opposés au régime ? Je crois qu’ils sont plutôt devenus indifférents. Ils ont pris leur distance avec la politique, se sont « encoconnés ». Du fait de la propagande, ils ne lisent plus les journaux, ni n’écoutent la radio, ne regardent plus la télévision mais ils ont retrouvé le goût de la bonne lecture, de la musique, de l’amitié. C’est ce que je fais à New York, comme eux, je « m’encoconne ». ( ... )


En ce moment, rien ne me permet de prédire cet avenir heureux de la panbiologie qui est plutôt une pantalonnade. Nous sommes tous sous l’influence de la publicité, tout est exagéré, et il faut oublier 90% de ce que l’on entend. Cela vaut aussi pour les sciences puisque ces dernières ne sont, je le répète, qu’un moyen d’existence et de survie des scientifiques. Leur caste est devenue si importante et si influente qu’elle a créé son propre code à elle. Les promesses des biologistes selon lesquelles le bois, le pétrole, le bifteck seront remplacés demain par les produits des manipulations bio-génétiques, permettez que je les prenne avec un « gros grain de sel ». ( ... )



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