lundi 21 août 2017

" Les lieux de loisirs " par Georges Orwell ( 1946 )


La musique – et de préférence la même musique pour tout le monde – est l’ingrédient le plus important. 

Son rôle est d’empêcher toute pensée ou conversation, et d’interdire à tous les sons naturels, tels que le chant des oiseaux ou le sifflement du vent, de venir frapper vos oreilles. 



C’est cette même conception que l’on trouve déjà partiellement traduite dans certains dancings, salles de cinéma, hôtels, restaurants et paquebots de luxe les plus somptueux. Au cours d’une croisière ou dans une Lyons Corner House, on peut ainsi avoir un substantiel avant-goût de ce paradis futur. À l’analyse, ses caractéristiques principales sont les suivantes :

1. On n’y est jamais seul.
2. On n’y fait jamais rien par soi-même.
3. On n’y est jamais en présence de végétation sauvage 
ou d’objets naturels de quelque espèce que ce soit.
4. La lumière et la température y sont toujours réglées artificiellement.
5. La musique y est omniprésente.

La musique – et de préférence la même musique pour tout le monde – est l’ingrédient le plus important. Son rôle est d’empêcher toute pensée ou conversation, et d’interdire à tous les sons naturels, tels que le chant des oiseaux ou le sifflement du vent, de venir frapper vos oreilles. La radio est déjà utilisée consciemment à cette fin par une quantité innombrable de gens. Dans un très grand nombre de foyers anglais, elle n’est littéralement jamais éteinte, tout au plus change-t-on de temps à autre de fréquence pour bien s’assurer qu’elle ne diffuse que de la musique légère. 

Je connais des gens qui laissent la radio allumée pendant tout le repas et qui continuent de parler en même temps juste assez fort pour que les voix et la musique se neutralisent. S’ils se comportent ainsi, c’est pour une raison précise. La musique empêche la conversation de devenir sérieuse ou simplement cohérente, cependant que le bavardage empêche d’écouter attentivement la musique et tient ainsi à bonne distance cette chose redoutable qu’est la pensée. En effet,

Les lumières ne doivent jamais s’éteindre.
La musique doit toujours se faire entendre pour nous éviter 
de voir où nous sommes ;
Perdus dans un bois hanté,
Enfants effrayés par la nuit,
Qui n’avons jamais été ni bons ni heureux . (*)

On peut difficilement s’empêcher de penser qu’avec les plus typiques de ces lieux de loisirs modernes le but inconsciemment poursuivi est un retour à l’état foetal. Là non plus nous n’étions jamais seuls, nous ne voyions jamais la lumière du jour, la température était toujours réglée, nous n’avions pas à nous préoccuper de travail ou de nourriture, et les pensées que nous pouvions avoir étaient noyées dans une pulsation rythmique continue. provient lui-même en partie d’un sentiment de mystère. 

Cependant, le pouvoir de l’homme sur la nature s’accroît régulièrement. Grâce à la bombe atomique, nous pourrions littéralement déplacer les montagnes : nous pourrions même, dit-on, modifier le climat de la Terre en faisant fondre les calottes glaciaires des pôles et en irriguant le Sahara. N’y a-t-il donc pas quelque chose de sentimental et d’obscurantiste à préférer le chant des oiseaux à la musique swing et à souhaiter préserver ici et là quelques îlots de vie sauvage au lieu de couvrir toute la surface de la Terre d’un réseau d’Autobahnen éclairé par une lumière artificielle ?

Si une telle question peut être posée, c’est simplement parce que l’homme, occupé à explorer le monde physique, a négligé de s’explorer lui-même. Une bonne part de ce que nous appelons plaisir n’est rien d’autre qu’un effort pour détruire la conscience. Si l’on commençait par demander : Qu’est-ce que l’homme ? Quels sont ses besoins ? Comment peut-il le mieux s’exprimer ? 

On s’apercevrait que le fait de pouvoir éviter le travail et vivre toute sa vie à la lumière électrique et au son de la musique en boîte n’est pas une raison suffisante pour le faire. L’homme a besoin de chaleur, de vie sociale, de loisirs, de confort et de sécurité : il a aussi besoin de solitude, de travail créatif et du sens du merveilleux. S’il en prenait conscience, il pourrait utiliser avec discernement les produits de la science et de l’industrie, en leur appliquant à tous le même critère : cela me rend-il plus humain ou moins humain ? 

Il comprendrait alors que le bonheur suprême ne réside pas dans le fait de pouvoir tout à la fois et dans un même lieu se détendre, se reposer, jouer au poker, boire et faire l’amour. Et l’horreur instinctive que ressent tout individu sensible devant la mécanisation progressive de la vie ne serait pas considérée comme un simple archaïsme sentimental, mais comme une réaction pleinement justifiée. 

Car l’homme ne reste humain qu’en ménageant dans sa vie une large place à la simplicité, alors que la plupart des inventions modernes – notamment le cinéma, la radio et l’avion – tendent à affaiblir sa conscience, à émousser sa curiosité et, de manière générale, à le faire régresser vers l’animalité.


(*) Vers extraits du poème de W.H. Auden « 2 September 1939, Another Time ».

Georges Orwell : " Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais "

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