lundi 26 juin 2017

" La Stratégie du choc " par Naomi Klein


Voici donc comment fonctionne la stratégie du choc : le désastre déclencheur — le coup d’État, l’attentat terroriste, l’effondrement des marchés, la guerre, le tsunami, l’ouragan — plonge la population dans un état de choc collectif. Le sifflement des bombes, les échos de la terreur et les vents rugissants « assouplissent » les sociétés, un peu comme la musique tonitruante et les coups dans les prisons où se pratique la torture. 

À l’instar du prisonnier terrorisé qui donne le nom de ses camarades et renie sa foi, les sociétés en état de choc abandonnent des droits que, dans d’autres circonstances, elles auraient défendus jalousement. 

Jamar Perry et les autres évacués entassés dans le refuge de Bâton Rouge devaient renoncer à leurs logements sociaux et à leurs écoles publiques. Après le tsunami, les pêcheurs sri-lankais devaient céder aux hôteliers leurs précieuses terres du bord de la mer. Si tout s’était passé comme prévu, les Irakiens, eux, auraient dû être sous le coup du choc et de l’effroi au point d’abandonner aux bases militaires américaines et aux zones vertes la maîtrise de leurs réserves de pétrole, de leurs sociétés d’État et de leur souveraineté. (…)

Les Chicago Boys avaient donné à Pinochet la ferme assurance que le retrait soudain du gouvernement de ces secteurs, pour peu qu’il se fît d’un seul coup, permettrait aux lois « naturelles » de l’économie de retrouver leur équilibre et que l’inflation — qu’ils apparentaient à une fièvre économique révélant la présence d’organismes malsains au sein du marché — disparaîtrait comme par magie. Ils se trompaient. En 1974, l’inflation atteignit 375 %, le niveau le plus élevé au monde. C’était près de deux fois plus que le point culminant observé sous Allende. Le prix de denrées essentielles telles le pain explosa. En même temps, de nombreux Chiliens perdaient leur emploi : le flirt de Pinochet avec le libre-échange avait pour effet d’inonder le pays d’importations bon marché. Incapables de soutenir une telle concurrence, des entreprises locales fermaient leurs portes. Le taux de chômage atteignit des sommets et la faim se fit omniprésente. Dans le premier laboratoire de l’école de Chicago, c’était la débâcle. (…)

Une année après que Friedman eut prescrit le choc maximal, Gunder Frank écrivait une « Lettre ouverte à Arnold Harberger et à Milton Friedman » dans laquelle il disait toute sa colère. Il y mit à profit l’éducation qu’il avait reçue à Chicago « pour examiner la réaction du patient à vos traitements ».

Il détermina qu’une famille chilienne qui touchait ce qui, selon Pinochet, constituait un « salaire suffisant » devait consacrer environ 74 % de ses revenus à l’achat du pain, ce qui l’obligeait à rogner sur des « luxes » tels que le lait et les tickets d’autobus. Sous Allende, par comparaison, le lait, le pain et les tickets de transport en commun monopolisaient seulement 17 % du salaire d’un employé de l’État. Nombreux étaient les enfants qui ne recevaient pas de lait à l’école non plus : en effet, l’une des premières mesures prises par la junte fut d’éliminer le programme de distribution de lait dans les établissements scolaires. À la suite de cette compression, qui ne fit qu’aggraver la situation des ménages, de plus en plus d’élèves s’évanouissaient en classe, et beaucoup cessèrent carrément de fréquenter l’école. Gunder Frank établit un lien direct entre les politiques économiques brutales imposées par ses anciens condisciples et la violence à laquelle Pinochet avait soumis le pays. Les prescriptions de Friedman étaient si contraignantes, écrivit l’ancien Chicago Boy désabusé, qu’« elles n’auraient pu être appliquées sans les deux éléments qui les sous-tendaient toutes : la force militaire et la terreur politique ». (…)

Joseph Stiglitz, qui était à cette époque économiste en chef à la Banque mondiale, résume bien la mentalité des apôtres de la thérapie de choc. Les métaphores qu’il emploie devraient à présent être familières : « Seule une attaque éclair lancée pendant la“conjoncture favorable” créée par le “brouillard de la transition”permet d’apporter les changements avant que la population n’ait eu le temps de s’organiser pour protéger ses intérêts. » En d’autres termes, la stratégie du choc. (…)

 En 1989, avant la thérapie de choc, deux millions d’habitants de la Fédération de Russie vivaient dans la pauvreté avec moins de quatre dollars par jour. Après l’administration de la « pilule amère », au milieu des années 1990, 74 millions de Russes vivaient sous le seuil de la pauvreté, selon les chiffres de la Banque mondiale. Les responsables des« réformes économiques » russes peuvent donc se vanter d’avoir acculé à la pauvreté 72 millions de personnes en huit ans seulement. (…)

Le sale secret de l’époque néolibérale, c’est que les idéaux socialistes n’ont jamais été vaincus dans le cadre de grandes batailles d’idées ni rejetés par les électeurs, mais balayés à coups de chocs à des moments politiques charnières. En cas de résistance féroce, ils étaient terrassés par la violence pure et simple — écrasés par les tanks de Pinochet, d’Eltsine et de Deng Xiaoping. À d’autres moments, ils étaient simplement trahis par ce que John Williamson a appelé la « politique vaudou » : l’équipe économique secrète constituée par le président bolivien Victor Paz Estenssoro (celle qui enlevait les dirigeants syndicaux en masse), l’ANC qui, en coulisse, a troqué la Charte de la Liberté contre le programme économique top secret de Thabo Mbeki, les partisans de Solidarité qui, de guerre lasse, ont, au lendemain des élections, accepté la thérapie de choc en échange d’un renflouement. C’est précisément parce que le rêve de l’égalité économique est si populaire et si difficile à vaincre au terme d’une lutte équitable que la stratégie du choc a été instituée. (…)


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