vendredi 20 avril 2018

" La cécité d'inattention " : Le test du gorille invisible




La cécité d'inattention (traduction la plus fréquente de l'expression anglaise Inattentional blindness) est le fait d'échouer à remarquer un stimulus pourtant parfaitement visible. Ce stimulus est généralement inattendu, mais il devrait cependant être perçu. 

Le phénomène se produit typiquement parce que trop d'éléments mobilisent déjà l'attention de l'observateur. De nombreuses expériences ont permis de mettre en évidence ce phénomène, qui a de nombreuses conséquences pratiques, en particulier dans le domaine de la sécurité routière.

Le test du gorille invisible

L'étude la plus connue démontrant la cécité d'inattention est l'épreuve du gorille invisible, qui fut menée par Daniel Simons, de l'université de l'Illinois, et par Christopher Chabris, de l'université Harvard. Au cours de cette étude, on demande à des sujets d'observer une courte vidéo durant laquelle deux équipes, portant des maillots noirs ou blancs, se livrent à des passes de basketball. Les sujets doivent compter les passes faites par une des équipes, ou encore distinguer le nombre de passes aériennes de celles comportant un rebond. 

Durant les échanges, une femme déguisée en gorille traverse la scène. Après qu'ils ont exécuté leur tâche, on demande aux sujets s'ils ont remarqué quelque chose sortant de l'ordinaire. Dans la plupart des groupes testés, 50 % des sujets n'ont pas remarqué le gorille. Cet échec est attribué à la mobilisation entière de l'attention à exécuter une tâche difficile, et indique que la relation entre les objets apparaissant dans le champ visuel et leur perception dépend de l'attention de façon bien plus importante qu'on ne l'estimait auparavant.

Cécité en dépit de la fixation du regard

Daniel Memmert a construit une expérience, basée sur le test du gorille invisible, montrant qu'il est possible de regarder directement un objet, et néanmoins de continuer à ne pas le percevoir.

Les participants étaient des enfants entre 7 et 8 ans. Un film montrant un match de basket leur était projeté sur un grand écran (3.2 m X 2.4 m) situé à 6 mètres d'eux ; la consigne était de ne regarder que les joueurs en maillot noir et de compter leurs passes. Durant la vidéo, un acteur en costume de gorille traversait la scène. Les saccades oculaires des participants étaient enregistrées, puis ils devaient répondre à un questionnaire.

Seuls 40 % des participants avaient remarqué le gorille, mais il n'y avait pas de différence significative dans la précision du compte des passes entre ceux qui l'avait remarqué et les autres. L'analyse des mouvements oculaires montra qu'il n'y avait pas non plus de différence dans le temps passé à regarder les joueurs (blancs ou noirs) entre les deux groupes. Cependant, les 60 % des participants n'ayant pas remarqué le gorille avait passé en moyenne 25 images (environ une seconde) à le fixer, bien qu'ils ne l'aient pas perçu.


vendredi 13 avril 2018

" De l'action directe " par Voltairine de Cleyre ( 1912 )



Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu’il se soit agi à chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. 

Cependant, il arrive souvent que le progrès joue des tours à ceux qui se croient capables de lui fixer des bornes et des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des devises, des mots d’ordre ont été retournés, détournés, inversés, déformés à la suite d’événements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement ; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation, et insistaient pour qu’on les écoute, ont finalement découvert que la période où se développaient l’incompréhen­sion et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape de recherche et de com­préhension plus approfondie.

J’ai tendance à penser que c’est ce qui se passera avec le malentendu actuel con­cernant l’action directe. A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains journalistes de Los Angeles, à l’époque où les frères McNamara plaidèrent coupables, ce malentendu a soudain acquis, dans l’esprit de l’opinion, le sens d’ attaques violentes contre la vie et la propriété des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit d’une ignorance crasse, soit d’une malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demander ce qu’est vraiment l’action directe. (...)


En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure dé­couvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont eux mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe, et qu’ils le feront encore.
Toute personne qui a pensé, ne serait­ ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. (...)


Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu’il se soit agi à chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si je cite ces exemples et d’autres de même nature, c’est pour souligner deux points à l’intention de ceux qui répètent certains arguments comme des perroquets : premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l’action directe ; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui l’approuvent d’un point de vue his­torique.

George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre les importa­tions ; un tribunal lui aurait certainement enjoint de ne pas créer une telle organisa­tion et, s’il avait insisté, il lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour. (...)


Parmi les différentes expressions de la révolte directe mentionnons l’organisation du chemin de fer souterrain. La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes d’action (directe et politique) ; cependant, même si, en théorie, ils pen­saient que la majorité avait le droit d’édicter et d’appliquer des lois, ils n’y croyaient pas totalement. Mon grand­ père avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le Canada. C’était un homme attaché aux règles, dans la plupart des domaines, même si j’ai souvent pensé qu’il respectait la loi parce qu’il avait rarement affaire à elle ; ayant toujours mené la vie d’un pionnier, la loi le touchait généralement d’assez loin, alors que l’action directe avait pour lui la valeur d’un impératif. Quoi qu’il en soit, et aussi légaliste fût­-il, il n’éprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été votées à une majorité de 500 pour cent. Et il violait consciemment toutes celles qui l’empêchaient d’agir. (...)


Malheureusement les grandes organisations paysannes ont gaspillé leur énergie en s’engageant dans une course stupide au pouvoir politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les tribunaux ont déclaré que les lois votées n’étaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A l’origine, leur programme visait à construire leurs propres silos, y stocker les produits et les tenir à l’écart du marché jusqu’à ce qu’ils puissent échapper aux spécu­lateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de payer ces échanges. Si ce programme d’aide mutuelle directe avait fonctionné, il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pendant un temps, comment l’humanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires. (...)


Les patrons savent qu’ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont ter­riblement peur que leur production s’interrompe. Par contre, ils ne craignent nulle­ment un vote qui exprimerait la conscience de classe des électeurs ; à l’atelier, vous pouvez discuter du socialisme, ou de n’importe quel autre programme ; mais le jour où vous commencez à parler de syndicalisme, attendez­ vous à perdre votre travail ou au moins à ce que l’on vous menace et que l’on vous ordonne de vous taire. Pour­quoi ? Le patron se moque de savoir que l’action politique n’est qu’une impasse où s’égare l’ouvrier, et que le socialisme politique est en train de devenir un mouvement petit­ bourgeois. Il est persuadé que le socialisme est une très mauvaise chose — mais il sait aussi que celui­ ci ne s’instaurera pas demain. Par contre, si tous ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement menacé. Son personnel aura l’es­prit rebelle, il devra dépenser de l’argent pour améliorer les conditions de travail, il sera obligé de garder des gens qu’il n’aime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut­ être endommagés. (...)


Presque toutes les lois originellement conçues pour le bénéfice des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis, ou bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat et ces organisations ont imposé directement leur application. En fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le rôle moteur. Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier au peuple en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux semaines, 250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La compagnie de chemins de fer Illinois Central les accusait en effet d’avoir formé un trust en déclenchant une grève ! (...)


Contre une véritable grève générale, l’armée ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un so­cialiste dans le genre d’Aristide Briand au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvri­ers sont tous des serviteurs de l’Etat et à essayer de les faire travailler contre leurs propres intérêts. Mais contre le solide mur d’une masse d’ouvriers immobiles, même un Briand se cassera les dents.

En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre so­ciale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien in­tentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent s’exprimer; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés; malgré toutes les revanches que prendront les réac­tionnaires ; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin d’exister, qu’elle étouffe dans le carcan de la Propriété, et qu’elle ne se soumet pas.

Et que la Vie ne se soumettra pas.

Cette lutte durera tant que l’humanité ne se libérera pas elle­ même pour chanter l’Hymne à l’Homme de Swinburne :

«Gloire à l’Homme dans ses plus beaux exploits Car il est le maître de toutes choses.»

Voltairine de Cleyre



https://infokiosques.net/IMG/pdf/De_laction_directe-fil_A4.pdf

mardi 10 avril 2018

" Supplément au Voyage de Bougainville " par Denis Diderot (1772)



Je ne parcourrai point toutes les contrées de l’univers ; mais je vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l’homme heureuse que dans Taïti, et supportable que dans un recoin de l’Europe. Là, des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont occupés à le tenir dans ce que vous appelez l’abrutissement.





Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 

Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-Là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Taïtien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Taïti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir !

Orou répliqua :

  Les mœurs de Taïti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les vôtres ? c’est une question facile à décider. La terre où tu es né a-t-elle plus d’hommes qu’elle n’en peut nourrir ? en ce cas tes mœurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peut-elle nourrir plus qu’elle n’en a ? nos mœurs sont meilleures que les tiennes. (…)


A. Mais comment est-il arrivé qu’un acte dont le but est si solennel, et auquel la nature nous invite par l’attrait le plus puissant ; que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ?

B. Orou l’a fait entendre dix fois à l’aumônier : écoutez-le donc encore, et tâchez de le retenir.

C’est par la tyrannie de l’homme, qui a converti la possession de la femme en une propriété.
Par les mœurs et les usages, qui ont surchargé de conditions l’union conjugale.
Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités.
Par la nature de notre société, où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances.
Par une contradiction bizarre et commune à toutes les sociétés subsistantes, où la naissance d’un enfant, toujours regardée comme un accroissement de richesses pour la nation, est plus souvent et plus sûrement encore un accroissement d’indigence dans la famille.
Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité.
Par les institutions religieuses, qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité. (…)

 A. Que le code des nations serait court, si on le conformait rigoureusement à celui de la nature ! combien d’erreurs et de vices épargnés à l’homme !

B. Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel ; et il s’est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel ; et, dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu’un faux enthousiasme de gloire le transporte et l’enivre, ou qu’une fausse ignominie le courbe et l’abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité.

A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes.

B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces vertus conventionnelles ? Dans la misère, l’homme est sans remords ; et dans la maladie, la femme est sans pudeur.

A. Je l’ai remarqué.

B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage, c’est que le retour de l’homme artificiel et moral suit pas à pas les progrès de l’état de maladie à l’état de convalescence et de l’état de convalescence à l’état de santé. Le moment où l’infirmité cesse est celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec désavantage pour l’intrus.

A. Il est vrai. J’ai moi-même éprouvé que l’homme naturel avait dans la convalescence une vigueur funeste pour l’homme artificiel et moral. Mais enfin, dites-moi, faut-il civiliser l’homme, ou l’abandonner à son instinct ?

B. Faut-il vous répondre net ?

A. Sans doute.

B. Si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le ; empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous les pieds de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires : assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; et demeurez à jamais convaincu que ce n’est pas pour vous, mais pour eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre le maître des autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les seuls à qui la flatterie des législateurs n’en ait point encore imposé.

A. Et cette anarchie de la Calabre vous plaît ?

B. J’en appelle à l’expérience ; et je gage que leur barbarie est moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses compensent ici l’atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant de bruit ! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude de ressorts épars et isolés. Sans doute, s’il arrivait à quelques-uns de ces ressorts de se choquer, l’un ou l’autre, ou tous les deux, se briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d’une sagesse profonde et d’un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa une machine, et dans cette machine appelée société, tous les ressorts furent rendus agissants, réagissants les uns contre les autres, sans cesse fatigués ; et il s’en rompit plus dans un jour, sous l’état de législation, qu’il ne s’en rompait en un an sous l’anarchie de nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle énorme destruction des petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines vinrent à se heurter avec violence ! (...)

B. Et si la durée d’une machine n’est pas une juste mesure de son plus ou moins de fatigue, qu’en concluez-vous ?

A. Je vois qu’à tout prendre, vous inclineriez à croire les hommes d’autant plus méchants et plus malheureux qu’ils sont plus civilisés ?

B. Je ne parcourrai point toutes les contrées de l’univers ; mais je vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l’homme heureuse que dans Taïti, et supportable que dans un recoin de l’Europe. Là, des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont occupés à le tenir dans ce que vous appelez l’abrutissement.




https://fr.wikisource.org/wiki/Supplément_au_voyage_de_Bougainville

mercredi 4 avril 2018

" L'anonymat est un bouclier contre la tyrannie de la majorité. "


En vertu de notre Constitution, le pamphlet anonyme n'est pas une pratique pernicieuse et frauduleuse, mais une tradition honorable de défense et de dissidence. L'anonymat est un bouclier contre la tyrannie de la majorité. 






Le 27 avril 1988, Margaret McIntyre a distribué des tracts à des personnes assistant à une réunion publique à la Blendon Middle School de Westerville, en Ohio. Lors de cette réunion, le surintendant des écoles a prévu de discuter d'un référendum imminent sur un projet de taxe scolaire. Les tracts ont exprimé l'opposition de Mme McIntyre à la taxe.  Il n'y a aucune suggestion que le texte de son message était faux, trompeur, ou diffamatoire. (...)

Pendant que Mme McIntyre distribuait ses tracts, un fonctionnaire du district scolaire, qui appuyait la proposition fiscale, l'a informée que les tracts non signés n'étaient pas conformes aux lois électorales de l'Ohio. (...)

 Cinq mois plus tard, le même responsable scolaire a déposé une plainte auprès de la Commission électorale de l'Ohio accusant la distribution de tracts non signés de Mme McIntyre. La Commission a accepté et imposé une amende de 100 $.

Constatant que Mme McIntyre n'a pas «trompé le public ni agi subrepticement», la cour a conclu que la loi était inconstitutionnelle en ce qui concerne sa conduite. (...)

L'État ne suggère pas que toutes les publications anonymes sont pernicieuses ou qu'une loi les excluant totalement du marché des idées serait valide. C'est une concession sage (quoique implicite), car l'anonymat d'un auteur n'est pas normalement une raison suffisante pour exclure son travail des protections du Premier Amendement. "Les brochures anonymes, les tracts, les brochures et même les livres ont joué un rôle important dans le progrès de l'humanité. " Talley c. California, 362 U.S. 60, 64 (1960). De grandes œuvres de littérature ont souvent été produites par des auteurs écrivant sous des noms d'emprunt.   Malgré la curiosité des lecteurs et l'intérêt du public à identifier le créateur d'une œuvre d'art, un auteur est généralement libre de décider ou non de révéler sa véritable identité. La décision en faveur de l'anonymat peut être motivée par la crainte de représailles économiques ou officielles, par le souci de l'ostracisme social, ou simplement par le désir de préserver autant que possible la vie privée. Quelle que soit la motivation, du moins dans le domaine littéraire, l'intérêt d'avoir des œuvres anonymes sur le marché des idées l'emporte incontestablement sur l'intérêt public à exiger la divulgation comme condition d'entrée. 

En conséquence, la décision de l'auteur de rester anonyme, comme d'autres décisions concernant des omissions ou des ajouts au contenu d'une publication, est un aspect de la liberté de parole protégée par le Premier amendement. domaine littéraire. Dans l'affaire Talley, la Cour a statué que le premier amendement protégeait la distribution de bordereaux non signés invitant les lecteurs à boycotter certains commerçants de Los Angeles qui se seraient livrés à des pratiques discriminatoires en matière d'emploi. Au nom de la Cour, le juge Black a noté que «de temps en temps, des groupes et des sectes reconnus ont été capables de critiquer des pratiques et des lois oppressives, soit anonymement, soit pas du tout».  Le juge Black rappelle les lois abusives de la presse anglaise et les poursuites séditieuses en diffamation, et il nous rappelle que même les arguments en faveur de la ratification de la Constitution avancée dans les Federalist Papers ont été publiés sous des noms fictifs.

 À l'occasion, indépendamment de toute menace de persécution, un défenseur peut croire que ses idées seront plus persuasives si ses lecteurs ne sont pas conscients de son identité. L'anonymat fournit ainsi un moyen à un écrivain qui peut être personnellement impopulaire de s'assurer que les lecteurs ne préjugent pas de son message simplement parce qu'ils n'aiment pas son auteur. Ainsi, même dans le domaine de la rhétorique politique, où «l'identité du locuteur est une composante importante de nombreuses tentatives de persuasion» , les défenseurs les plus efficaces ont parfois opté pour l'anonymat. La participation spécifique dans Talley était liée à la promotion d'un boycott économique, mais le raisonnement de la Cour englobait une tradition respectée d'anonymat dans la défense des causes politiques.  Cette tradition est peut-être mieux illustrée par le vote secret, le droit durement gagné de voter sa conscience sans crainte de représailles. (...)

Que ce plaidoyer ait eu lieu dans le feu d'un référendum controversé ne fait que renforcer la protection accordée à l'expression de Mme McIntyre: un discours urgent, important et efficace ne peut être moins protégé qu'un discours impuissant, de peur que le droit de parole soit relégué c'est moins nécessaire. Voir Terminiello c. Chicago, 337 U.S. 1, 4 (1949). Aucune forme de discours n'a droit à une protection constitutionnelle supérieure à celle de Mme McIntyre. (...)

En vertu de notre Constitution, le pamphlet anonyme n'est pas une pratique pernicieuse et frauduleuse, mais une tradition honorable de défense et de dissidence. L'anonymat est un bouclier contre la tyrannie de la majorité. Voir en général J. S. Mill, On Liberty, dans On Liberty et Considerations on Representative Government 1, 3-4 (R. McCallum, 1947). Il illustre ainsi l'objectif de la Déclaration des Droits, et du Premier Amendement en particulier: protéger les individus impopulaires contre les représailles - et leurs idées contre la suppression - de la part d'une société intolérante. Le droit de garder l'anonymat peut être abusé lorsqu'il protège une conduite frauduleuse. Mais le discours politique par sa nature aura parfois des conséquences désagréables et, en général, notre société accorde plus de poids à la valeur de la liberté d'expression qu'aux dangers de son abus. (...)

Des auteurs français distingués tels que Voltaire (François Marie Arouet) et George Sand (Amandine Aurore Lucie Dupin), et des auteurs britanniques tels que George Eliot (Mary Ann Evans), Charles Lamb (parfois écrit comme "Elia"), et Charles Dickens (parfois écrit comme "Boz"), également publié sous des noms d'emprunt. (...)

Ne sous-estimez pas l'homme ordinaire. Les gens sont assez intelligents pour évaluer la source d'une écriture anonyme. Ils peuvent voir que c'est anonyme. Ils savent que c'est anonyme. Ils peuvent évaluer son anonymat ainsi que son message, tant qu'ils sont autorisés, comme ils doivent l'être, à lire ce message. Et puis, une fois qu'ils l'ont fait, c'est à eux de décider ce qui est «responsable», ce qui est précieux et ce qu'est la vérité ». 


Jugement de la  Cour suprême de l'Ohio du 19 avril 1995

https://www.law.cornell.edu/supct/html/93-986.ZO.html
Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.