samedi 20 août 2016

"L'homme posthistorique" par Lewis Mumford ( 1956 )


Nous sommes donc fondés à dire de l’homme posthistorique, se condamnant lui-même et condamnant tout ce qui l’entoure à la destruction, ce que le capitaine Achab du prophétique Moby Dick de Melville s’avoue dans un éclair de lucidité :



« Tous mes moyens sont sains, normaux; mes mobiles et mon but sont fous ».


La ligne possible de développement que je vais maintenant prolonger repose sur l’hypothèse que notre civilisation continuera à suivre le chemin tracé par le Nouveau Monde et accordera toujours plus d’importance aux pratiques introduites à l’origine par le capitalisme, la technique de la machine, les sciences physiques, l’administration bureaucratique et le gouvernement totalitaire; et que de leur côté ces pratiques se combineront pour former un système parfaitement clos sur lui-même, dirigé par une intelligence délibérément dépersonnalisée. Cela impliquerait bien évidemment l’effacement ou la suppression des qualités humaines et des institutions apparues antérieurement dans l’histoire. Dans un tel système, les aspirations de l’homme se conformeraient à un processus mécanique immunisé contre tout désir divergent. Ainsi viendrait au monde une nouvelle créature, l’homme posthistorique.

L’expression « homme posthistorique » a été forgée par M. Roderick Seidenberg dans un livre lucide publié sous ce titre. Réduite à ses grandes lignes, sa thèse est que la vie instinctive de l’homme, primordiale tout au long de son passé animal, a perdu du terrain au cours de l’histoire, tandis que son intelligence consciente prenait de plus en plus fermement le contrôle d’une activité après l’autre. Ainsi la vie organique elle-même est passée au second plan, au profit de ce que l’intelligence permet de comprendre et d’utiliser, c’est-à-dire le processus causal, dans lequel les acteurs humains se voient conférer le même statut que les moyens non humains. En se détachant de l’instinctif, de l’intentionnel et de l’organique, et en s’attachant au causal et au mécanique, l’intelligence a pu contrôler plus efficacement toutes les activités : aujourd’hui, elle ne cesse d’étendre ses conquêtes du domaine des activités « matérielles » à celles qui sont biologiques et sociales ; et tout ce qui dans la nature de l’homme ne se soumettra pas de bon gré à l’intelligence sera, avec le temps, écrasé ou éradiqué.

Selon cette hypothèse, la nature de l’homme a commencé à subir à l’époque moderne un changement final décisif. Avec l’invention de la méthode scientifique et des procédés dépersonnalisés de la technique moderne, l’intelligence froide, qui est parvenue comme jamais auparavant à maîtriser les forces de la nature, domine déjà largement toute activité humaine. Pour survivre dans ce monde, l’homme lui-même doit s’adapter complètement à la machine. Les types humains réfractaires à l’adaptation, comme l’artiste ou le poète, le saint ou le paysan, seront soit remodelés, soit éliminés par la sélection sociale. (...)

Poussons plus loin cette hypothèse. L’intelligence voyant son hégémonie établie par la méthode scientifique, l’homme appliquera à tous les organismes vivants, et par-dessus tout à lui-même, les règles qu’il a appliquées au monde matériel. Ayant pour seuls buts l’économie et la puissance, il créera une société n’ayant d’autres qualités que celles qui peuvent être intégrées dans une machine. La machine est en fait précisément cette part de l’organisme qui peut être conçue et contrôlée par la seule intelligence. En prenant pour modèle le fonctionnement régulier de la machine, l’intelligence produira une société semblable à celles de certains insectes, qui sont demeurées stables pendant soixante millions d’années : car une fois que l’intelligence a mis au point un mode de fonctionnement, elle ne permet aucune déviation par rapport à cette solution parfaite. (...)

Si nous passons de la fiction à la réalité des projets actuels, nous voyons l’abstraction scientifique et l’habileté technique la plus poussée mises au service d’un idéal infantile, inventant des super-mécanismes extravagants à seule fin d’échapper aux problèmes auxquels des individus adultes et une société adulte doivent faire face. Les anciens rêves d’évasion par l’exploration et la colonisation lointaines avaient au moins le mérite de lancer les aventuriers à la conquête de contrées réellement favorables à la vie. Les richesses du Cathay dont parlait Marco Polo n’étaient pas un vain rêve, et les merveilles réelles découvertes aux Amériques surpassaient celles, imaginaires, promises par la fontaine de jouvence. Mais nul ne peut prétendre, sans falsifier les faits, que l’existence sur un satellite spatial ou sur la face cachée de la Lune ressemblerait le moins du monde à la vie humaine. Ceux pour lesquels il n’y a aucun sens à la vie, si ce n’est dans un mouvement continu à travers l’espace, révèlent eux-mêmes les limites de l’intelligence dépersonnalisée. Ils montrent qu’une technique hautement complexe peut être le produit de ce qui est, humainement parlant, un esprit indigent, seulement capable de surveiller sur un écran de contrôle des réalités confinées, isolées de la complexité de la vie organique. (...)

Nous sommes donc fondés à dire de l’homme posthistorique, se condamnant lui-même et condamnant tout ce qui l’entoure à la destruction, ce que le capitaine Achab du prophétique Moby Dick de Melville s’avoue dans un éclair de lucidité :

« Tous mes moyens sont sains, normaux; mes mobiles et mon but sont fous ».

Car il n’y a guère de doute que l’hostilité à la vie que manifeste l’homme posthistorique ne finisse par jouer contre lui. En raison de son inadaptation profondément enracinée, due peut-être à sa consciente dépréciation de son humanité et à la haine de soi inconsciente qu’elle engendre, il est probable qu’il mettra un point final à sa carrière alors qu’il l’aura à peine entamée. (...)

Son attitude à l’égard de la nature est totalement dépourvue du sentiment d’unité et d’harmonieuse sympathie qui amenait l’homme primitif à attribuer sa propre vitalité à des morceaux de bois et à des pierres : la nature n’est plus pour lui qu’un stock de matériaux inertes, à décomposer, à resynthétiser et à remplacer par un équivalent fabriqué mécaniquement. Il en va de même de la personnalité humaine, dont une part, l’intelligence rationnelle, est amplifiée jusqu’à des dimensions surhumaines, tandis que tout le reste est mutilé ou proscrit.
La vie se résume alors pour l’homme à maintenir l’intelligence, et avec elle la machine, en bon état de marche. (...)

Dans ce passage à un monde dirigé par la seule intelligence et voué au seul développement de la puissance, tous les efforts de l’homme posthistorique tendent à l’uniformité. En contraste avec la diversité organique, présente originellement dans la nature et enrichie par une large part des efforts historiques de l’homme, l’environnement dans sa totalité devient aussi uniforme et aussi rectiligne qu’une autoroute de béton, afin de permettre le fonctionnement uniforme d’une masse uniforme d’unités humaines.  (...)

Pour sa propre sécurité, et aussi pour célébrer comme il convient le culte de son dieu, la machine, l’homme posthistorique doit effacer tout souvenir de ce qui est sauvage et indomptable, bigarré et étrange, unique et précieux : les montagnes qu’on pourrait être tenté d’escalader, les déserts où l’on pourrait rechercher la solitude et la paix intérieure, les jungles dont les créatures vivantes pourraient rappeler à quelque explorateur humain dont la sensibilité n’aurait pas été altérée la prodigalité avec laquelle la nature a autrefois créé, à partir du rocher et du protoplasme originels, une immense variété d’habitats et de modes de vie.

Déjà, dans les grandes métropoles et dans les conurbations proliférantes du monde occidental, les fondations de l’environnement posthistorique ont été posées : la vie d’un opérateur d’ascenseur automatique dans un grand immeuble de bureaux est presque aussi vide et morne que le deviendra la vie tout entière une fois que la culture posthistorique aura effectivement effacé tout souvenir d’un passé plus riche. Au rythme actuel de l’urbanisation, il ne faudra guère qu’un siècle pour que la destruction de tous les espaces vivants naturels, ou plutôt leur transformation en tissu urbain de basse qualité, ne laisse plus rien subsister qui permette d’échapper à la vie posthistorique. Si le but de l’histoire humaine est un type d’homme uniforme, se reproduisant à un rythme uniforme, dans un environnement uniforme, maintenu à température, pression et humidité constantes, vivant une existence uniformément sans vie, avec des besoins physiques uniformes satisfaits par des produits uniformes, toute rébellion intérieure se trouvant ramenée à la norme par les hypnotiques et les sédatifs, ou par des interventions chirurgicales, une créature sous pression mécanique constante, de l’incubateur à l’incinérateur, presque tous les problèmes du développement humain seront réglés. Il restera toutefois celui-ci : pourquoi quiconque, fût-ce une machine, se soucierait-il de conserver en vie une telle créature ? (...)

La sympathie et l’empathie, la capacité de se mettre, par l’imagination et l’amour, à l’unisson de la vie des autres hommes, n’ont pas de place dans la culture posthistorique, qui exige que tous les hommes soient traités comme des choses. Humainement parlant, l’homme posthistorique est un infirme, sinon un délinquant actif, et finalement un monstre potentiel. La nature pathologique de son infirmité est dissimulée par son haut quotient intellectuel.

 Vêtus de banals costumes de confection, exprimant des opinions apparemment tout aussi banales et prosaïques, ces monstres sont déjà à l’œuvre dans la société actuelle. Leurs activités caractéristiques — tels leurs préparatifs pour la guerre atomique, bactériologique et chimique — sont aussi irrationnelles que leurs actes sont compulsifs et automatiques. Le fait que la démence morale, sinon la futilité pratique, de ces préparatifs n’ait pas provoqué une révolte humaine généralisée montre à quel point le développement de la société posthistorique est déjà avancé. (...)

L’homme moderne s’est déjà dépersonnalisé si profondément qu’il n’est plus assez homme pour tenir tête à ses machines. L’homme primitif, faisant fond sur la puissance de la magie, avait confiance en sa capacité de diriger les forces naturelles et de les maitriser. L’homme posthistorique, disposant des immenses ressources de la science, a si peu confiance en lui qu’il est prêt à accepter son propre remplacement, sa propre extinction, plutôt que d’avoir à arrêter les machines ou même seulement à les faire tourner à moindre régime. En érigeant en absolus les connaissances scientifiques et les inventions techniques, il a transformé la puissance matérielle en impuissance humaine : il préférera commettre un suicide universel en accélérant le cours de l’investigation scientifique plutôt que de sauver l’espèce humaine en le ralentissant, ne serait-ce que temporairement.

Jamais auparavant l’homme n’a été aussi affranchi des contraintes imposées par la nature, mais jamais non plus il n’a été davantage victime de sa propre incapacité à développer dans leur plénitude ses traits spécifiquement humains; dans une certaine mesure, comme je l’ai déjà suggéré, il a perdu le secret de son humanisation. Le stade extrême du rationalisme posthistorique, nous pouvons le prédire avec certitude, poussera plus loin un paradoxe déjà visible : non seulement la vie elle-même échappe d’autant plus à la maîtrise de l’homme que les moyens de vivre deviennent automatiques, mais encore le produit ultime — l’homme lui-même — deviendra d’autant plus irrationnel que les méthodes de production se rationaliseront. (...)

Plus nous avançons dans la voie posthistorique, plus nous trouvons d’ironiques confirmations de la stupidité et de la fausseté de son projet humain. Deux siècles d’inventions et d’organisation mécanique ont déjà eu pour effet de créer des organisations qui fonctionnent automatiquement, avec un minimum d’intervention humaine active. Au contraire de la civilisation, qui à ses débuts avait besoin pour se constituer de l’impulsion de chefs, ce système automatique fonctionne mieux avec des gens anonymes, sans mérite particulier, qui sont en fait des rouages amovibles et interchangeables : des techniciens et des bureaucrates, experts dans leur secteur restreint, mais dénués de toute compétence dans les arts de la vie, lesquels exigent précisément les aptitudes qu’ils ont efficacement réprimées. 

Avec le développement à venir des systèmes cybernétiques permettant de prendre des décisions sur des sujets excédant, de par leur complexité ou les séries astronomiques de nombres impliqués, les capacités humaines de patience ou de calcul, l’homme posthistorique est sur le point d’évincer le seul organe humain dont il fasse quelque cas : le lobe frontal de son cerveau.

En créant la machine pensante, l’homme a fait le dernier pas vers la soumission à la mécanisation, et son abdication finale devant ce produit de sa propre ingéniosité lui fournira un nouvel objet d’adoration : un dieu cybernétique. Il est vrai que cette nouvelle religion exigera de ses fidèles une foi plus aveugle encore que le Dieu de l’homme axial : la certitude que ce démiurge mécanique, dont les calculs ne pourront être humainement vérifiés, ne donnera que des réponses correctes…(...)

La vie de l’homme posthistorique serait au comble de l’appauvrissement dans un voyage interplanétaire par fusée, ou dans l’édification et l’occupation par l’homme d’une station spatiale satellite. Il est significatif que l’objectif d’une telle expédition soit de mieux connaître l’univers physique, ou bien — et c’est ce qui justifie actuellement les sommes énormes consacrées à ce secteur — de disposer d’une position stratégique pour détruire par la violence un éventuel ennemi humain : des pouvoirs surhumains au service de buts infrahumains ! 

(Ce dont l’homme a vraiment besoin, c’est de se connaître assez lui-même pour comprendre pourquoi il accorde tant d’importance à la science de l’univers, alors même qu’il lui faudrait surtout se pencher sur sa propre immaturité et sur son déséquilibre pathologique.) Dans de telles conditions, la vie serait à nouveau réduite à l’accomplissement des fonctions physiologiques : respirer, manger, excréter ; et cet accomplissement lui- même n’aurait rien de très aisé sur un vaisseau spatial. Tel est cependant le but final de l’homme posthistorique : l’ultime objet de ce qui lui tient lieu de désir, la justification de tous ses renoncements. Son destin est de se transformer en un homoncule artificiel dans une capsule autopropulsée, voyageant à la vitesse maximale et ayant étouffé jusqu’à les éteindre ses dons naturels, mais surtout ayant éliminé toute forme spontanée de vie de l’esprit.

Le triomphe de l’homme posthistorique, on peut l’affirmer, ferait disparaître toute raison sérieuse de demeurer en vie. Seuls ceux qui ont déjà perdu l’esprit pourraient contempler sans horreur un tel vide spirituel ; seuls ceux qui ont déjà renoncé à la richesse de la vie pourraient contempler sans désespoir une telle existence sans vie. En comparaison, le culte des morts égyptien était débordant de vitalité : une momie dans sa tombe donne une meilleure idée qu’un cosmonaute d’un être humain dans sa plénitude.

Déjà, dans ses rêves de vol spatial, comme dans ses projets guerriers infrahumains, l’homme posthistorique a perdu le contact avec la réalité vivante : il s’est livré lui-même à ses pulsions de mort. Même s’il réussissait provisoirement sa mutation, cela ne ferait qu’amener la tragédie humaine à son dénouement. Car ce qui est posthistorique est aussi posthumain.


Lewis Mumford, "Les transformations de l'Homme" ( 1956 )



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