vendredi 21 mars 2014

" Inculture(s) " par Franck Lepage

«L’éducation populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu» ou une autre histoire de la culture
Incultures 1 La culture Franck Lepage



« Monsieur, j’étais horrifiée ! Mais j’étais plus encore horrifiée quand je me suis rendue compte que j’étais la seule à être choquée ! Toutes mes collègues m’ont dit : Christiane qu’est-ce qu’on peut faire ? On ne peut rien faire à ça, c’est une loi ! Et puis, si on ne désigne pas les Juifs, c’est nous qui allons êtres renvoyées ! Est-ce que tu seras plus utile une fois que tu seras renvoyée ? Et puis, tais-toi, tu vas avoir des ennuis ! Tu vas être déportée ! »

Et Christiane Faure me raconte : « Monsieur, nous avons fait les listes.

Et moi, j’ai regardé mes jeunes élèves descendre la colline d’Oran avec leurs petites blouses roses sous le bras. Et j’ai pleuré, Monsieur. Et je me suis dit que plus jamais, je ne pourrais être enseignante, plus jamais.

J’enseignais Diderot, Rousseau, Montesquieu, Voltaire… ! Monsieur, sachant les enseigner, nous aurions dû savoir les défendre ! »


Ceux d’entre vous qui ont connu la guerre de 1968, savent qu’à cette époque-là, les pauvres – (tiens, en voilà un de mot en train de disparaître ! Moi, je trouve cela très bien qu’il y ait de moins en moins de pauvres, je trouve ça génial !) – on les appelait dans ces années-là des « exploités ». Je jure aux plus jeunes dans la salle, que c’est vrai ! Ca ne nous posait pas de problème ! On parlait d’eux comme ça couramment !

Quand on était éducateur social dans les quartiers, on parlait des « exploités ».



Vous comprenez bien que c’est un mot très-très embêtant pour le pouvoir. Parce que c’est un mot qui vous permet de penser la situation de la personne, non pas comme un état, mais comme le résultat d’un processus qui s’appelle « l’exploitation ». Si ce type-là est exploité, c’est donc qu’il y a un exploiteur quelque part ! Donc, quand vous le nommez exploité, vous le pensez comme un exploité et vous cherchez tout de suite… l’exploiteur. « Quel est le salaud qui exploite ce type, que je lui casse la figure ! »

Le pouvoir nous fait comprendre, que ça serait bien dorénavant d’appeler ces gens-là des « défavorisés ». Et regardez bien, c’est très- très amusant : c’est le même type, dans la même situation… mais dans un cas, il a été exploité par quelqu’un, dans l’autre, « il-n’a-pas-eu-de- chance ! » « Qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse ? On ne va pas aller faire chier le patronat parce que ce con n’a pas de pot, quoi ! »

C’est un état, vous voyez ? « Défavorisé », c’est un état. Il n’y a pas de défavoriseur, si vous voulez.

C’est comme « exclus ». Il n’y a pas d’exclueur. Vous êtes exclus : vous ne pensez pas à un processus, vous pensez à un état. Exclus, c’est un état : le type, il est né comme ça ! Je m’en fous, moi : je suis inclus ! Je m’en tape de lui ! C’est comme les noirs et les blancs : moi, je suis né inclus ! Voilà ! Lui, il est né exclus, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Je suis travailleur social, d’accord, mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
  ( ... )



deux sociologues de mes amis, dans un livre dont le titre devrait vous séduire, « Le nouvel esprit du capitalisme », se sont mis en tête de traquer les raisons culturelles qui font que nous acceptons le capitalisme, alors que nous en comprenons les dégâts, alors que nous avons été capables de mettre fin au communisme !

Ils se sont mis dans la tête une idée très curieuse, qui est que la théorie du capitalisme se trouve dans les ouvrages de management ! C’est-à- dire qu’en fait, leur idée, c’est que le management - en accord avec vos idées, Monsieur ! - c’est la théorie de l’exploitation !
 C’est-à-dire :Apprendre à nos futurs directeurs à nous exploiter !

 C’est ça, le management ! Ils se sont mis en tête de rentrer dans un ordinateur quatre-vingt-dix ouvrages de management de l’année 1960, puis quatre- vingt-dix ouvrages de management de l’année 2000. Et ils ont lancé leur logiciel d’analyse du langage pour voir quels étaient les mots qui arrivaient dans quel ordre…

Alors, Mesdames et Messieurs, en 1960, le mot le plus souvent cité dans quatre-vingt-dix ouvrages de management est le mot « hiérarchie ».

 A cela, rien que de bien normal : on voit bien pourquoi il faut apprendre à nos futurs dirigeants à raisonner en terme de hiérarchie.

Alors je vous pose la question : selon vous, combien de fois le mot « hiérarchie » apparaît-il dans quatre-vingt-dix ouvrages de management de l’année 2000 ?
ZERO fois !

Mesdames et Messieurs, le mot « hiérarchie » a disparu de la théorie du capitalisme ! Je vous pose alors cette question complémentaire : selon vous, la hiérarchie a-t-elle disparu des entreprises ?

Parce que si comme moi, vous pensez qu’elle n’a pas disparu et qu’à bien des égards elle s’est renforcée - mais qu’on ne peut plus la nommer comme hiérarchie ! – alors, on ne peut plus la penser comme hiérarchie !

Et le syndicalisme a un problème !
Parce qu’autant on peut mobiliser un collectif de travailleurs contre une hiérarchie, autant il est extrêmement improbable de lancer des individus à l’assaut de ce qui tient lieu aujourd’hui de hiérarchie…

Et selon vous, quel est le mot qui arrive « number one » en tête de quatre-vingt-dix ouvrages de management de l’année 2000 ?
(Public) Participation, solidarité, réussite…

Mesdames et Messieurs, je vous présente notre ennemi : le « projet » !
(il retourne la carte marquée PROJET)

Si nous ne parvenons pas à combattre ça, nous sommes foutus ! Nous sommes foutus, parce que ce satané mot - qui est tellement positif par ailleurs ! - ce satané mot a tellement colonisé nos façons de penser en vingt ans - c’est un mot récent - que nous ne parvenons plus à penser en dehors de lui !

Nous estimons que les jeunes doivent avoir des projets. Nous disons de certains jeunes qu’ils n’ont pas de projets. Nous estimons que les pauvres doivent faire des projets ! Les gens le plus en difficulté, pour se projeter dans l’avenir, on leur demande des projets !
Les seuls à qui on ne demande pas de projets, ce sont les riches.

Nous estimons qu’il nous faut avoir un « projet de vie ». Manifestement « vivre » ne suffit plus ! Nous devons transformer notre propre vie en un processus productif ! Parce que ce mot, Mesdames et Messieurs, est un mot qui transforme tout ce qui bouge en un produit ! C’est-à-dire en une marchandise. Des choses qui, jusqu’à maintenant, échappaient à la logique de la marchandise - du social, de l’éducatif, du culturel… - à partir du moment où on les fait sous cette forme-là…

Cela signifie qu’au lieu de travailler dans un quartier sur huit ans, dix ans, douze ans - ce que nous faisions dans les années 1960, quand on était éducateur ! – aujourd’hui, on réunit un groupe de jeunes… Avec eux, on monte un « projet ». Ce projet dure un an. On défend ce projet en échange d’une subvention, en concurrence avec d’autres porteurs de projets. Ce projet n’est pas fini, qu’on est déjà en train de préparer le projet suivant pour obtenir la subvention suivante.

A partir du moment où l’on fait ça, Mesdames et Messieurs, on rentre dans la définition marxiste de la marchandise.

La marchandise, c’est un bien ou un service réalisé dans des conditions professionnelles, qui teste sa pertinence sur un marché en concurrence avec d’autres biens ou services équivalents. Et bien, Mesdames et Messieurs, le mot « projet » est un mot qui, insidieusement, transforme notre vie en un processus de marchandise.

Mesdames messieurs je voudrais avant de vous laisser, vous dire la chose suivante : le capitalisme est une saloperie !

Mais ça, vous le savez déjà. C’est une saloperie à cause du trou dans la couche d’ozone, à cause des milliards de pauvres dans le monde, des missions de chômeurs dans la France qui est le 4ème pays le plus riche du monde, de la violence partout et du pillage de l’Afrique ; tout cela, vous le savez…

Mais c’est une saloperie pour une autre raison : ce foutu système parvient à se faire aimer et désirer par nous alors même que nous croyons le défendre, et il utilise pour cela des astuces de langage qui enrôlent notre générosité à son service.

De femmes et messieurs, lorsque nous croyons nous battre pour la liberté du créateur, pour la défense de la création, pour le développement culturel, pour la restauration du lien social, nous enrôlons notre générosité au services du capitalisme.

Mesdames et Messieurs, on nous a volé des mots, et on nous a fourgué à la place de la camelote, de la verroterie, de la pacotille.

Je voudrais bien que quelqu'un ici m'explique ce que c'est que le lien social ? je voudrais que quelqu'un me dise qui détruit du lien social entre le patron de Michelin qui licencie 7000 pères de famille, la même année où il a établi des bénéfices records, ou bien le fils de l'un de ses pères de famille raye une voiture sur le quartier avec cinq clés ? Qui dans ce quartier détruit du lien social ? Et qu'est-ce que c'est que ce lien social qu'il nous faudrait restaurer sinon de l'ordre au service du capitalisme ? (...)



Et tout ça, Madame et Messieurs, tout ça à cause de qui ? A cause de mademoiselle Faure !

Parce que, quand elle a accepté de me parler le deuxième jour, et bien moi, j’ai commencé à comprendre !
« En 1940, Monsieur, j’étais jeune professeure de français au lycée de jeunes filles à Oran, en Algérie. Lorsque l’état français a promulgué les lois portant statut des Juifs en France. La première chose que l’on nous a demandée… Nous avons reçu un jour une circulaire nous demandant de dresser les listes des élèves juifs de notre établissement, afin qu’ils soient expulsés. Puisque l’état français avait décidé que les Juifs n’auraient plus le droit de bénéficier de l’instruction publique. »

C’était compliqué » à l’époque, d’un seul coup des français découvraient qu’ils n’étaient pas français. Pas évident à comprendre !

Elle m’a dit :

« Monsieur, j’étais horrifiée ! Mais j’étais plus encore horrifiée quand je me suis rendue compte que j’étais la seule à être choquée ! Toutes mes collègues m’ont dit : Christiane qu’est-ce qu’on peut faire ? On ne peut rien faire à ça, c’est une loi ! Et puis, si on ne désigne pas les Juifs, c’est nous qui allons êtres renvoyées ! Est-ce que tu seras plus utile une fois que tu seras renvoyée ? Et puis, tais-toi, tu vas avoir des ennuis ! Tu vas être déportée ! »

Et Christiane Faure me raconte : « Monsieur, nous avons fait les listes.

Et moi, j’ai regardé mes jeunes élèves descendre la colline d’Oran avec leurs petites blouses roses sous le bras. Et j’ai pleuré, Monsieur. Et je me suis dit que plus jamais, je ne pourrais être enseignante, plus jamais.


J’enseignais Diderot, Rousseau, Montesquieu, Voltaire… ! Monsieur, sachant les enseigner, nous aurions dû savoir les défendre ! »


http://1libertaire.free.fr/FLepage01.html


Franck Lepage - [ Inculture 2 ] - Comprendre le dysfonctionnement de " l'Éducation nationale "


 
Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.